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III

En octobre 1812 (c’est-à-dire environ six mois avant la mort de Frédérique, qui survint en avril 1813) parurent, dans la seconde partie des Mémoires de Gœthe, les chapitres émus qui célébraient la douce amie de ses vingt ans. Rien n’indique qu’elle ait eu connaissance de cette tardive apothéose. Se serait-elle reconnue d’ailleurs, ou du moins aurait-elle reconnu l’image fidèle de son passé dans ces pages si paisiblement fantaisistes ? La méticuleuse érudition gœthéenne a depuis longtemps établi en effet que la plupart des épisodes de l’idylle alsacienne sont dus à l’imagination de Gœthe romancier plutôt qu’à la mémoire de Gœthe historien de sa propre vie. Ils appartiennent à la « poésie » plus qu’à la « vérité » de sa célèbre autobiographie qu’il intitula Vérité et Poésie, comme on le sait. Voici les traits principaux de son récit.

Le narrateur explique tout d’abord que son ami Herder lui fit à Strasbourg une lecture à haute voix du roman bien connu de Goldsmith, le Vicaire de Wakefield, lecture dont il fut extrêmement frappé. Ce serait alors qu’un commensal lui aurait proposé de le mener non loin de la ville au sein d’une famille aussi doucement patriarcale que l’est celle du pasteur Primerose, dans le roman qui avait ému sa juvénile et déjà féconde imagination. En effet, pendant tout le cours de son récit, Gœthe conservera à Christian et à Sophie Brion, frère et sœur de Frédérique, les noms de Moïse et d’Olivia que portent les personnages de Goldsmith avec lesquels il identifie dans sa pensée ces honnêtes villageois. Ce rapprochement littéraire l’oblige d’ailleurs à faire de Christian Brion, qui avait sept ans en 1770, un jeune homme vigoureux et grave comme Moïse Primerose.

Mais il a cru devoir agrémenter de plus amples broderies le récit de son premier voyage à Sesenheim. Il prétend que la vocation dramatique dont il sentait en lui l’aiguillon depuis son enfance, lui avait donné le goût des travestissemens impromptus. Il jugea donc fort plaisant de s’introduire chez ses hôtes sous le costume et la figure d’un étudiant théologien sans fortune, c’est-à-dire dans un habit râpé, écourté, que complétait une perruque en broussaille. Singulière inspiration en vérité que ce préalable abus de confiance à l’égard d’honnêtes gens