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amitié. Ne pensons plus qu’au péril grandissant sur notre frontière de l’Est, à cet Etat militaire dont la population s’accumule, dont les besoins d’expansion augmentent, dont la pression pèse chaque jour plus lourdement sur nous Les alliances ! on sait quelles vicissitudes peuvent les traverser, quels empêchement momentanés les paralyser, quelles crises imprévues les rendre parfois inefficaces. On sait aussi le travail obscur du temps qui mine sans repos les combinaisons les plus stables en apparence. Personne n’a vu cheminer la lézarde, et le moment venu, quelques mois, sinon quelques semaines font apparaître une situation nouvelle. Ainsi l’Angleterre, il y a peu d’armées notre rivale partout, devient tout à coup notre appui ; l’Autriche, qu’on s’accordait à considérer comme le grand facteur de paix en Europe, y apporte brusquement une cause d’agitation. Qui nous garantira contre les surprises de l’échiquier diplomatique ? Allons-nous donc régler nos forces sur une seule hypothèse, la plus favorable, et proportionner à des perspectives extérieures, qui peuvent changer, en peu de jours, une situation navale qu’il faut tant d’armées pour rétablir ?

Si cette question mérite d’être examinée, ce n’est pas seulement à cause des paroles prononcées à la tribune par M. Delcassé, c’est aussi et surtout parce qu’elle se pose dans l’esprit public ; ou plutôt, parce qu’elle y reçoit le plus souvent une réponse instinctive, irréfléchie ; parce qu’il existe à ce sujet un vaste malentendu entre le pays et le gouvernement responsable de notre organisation maritime ; parce qu’il règne en France de singulières illusions et de dangereuses ignorances. Combien d’hommes éclairés ne voient dans la marine qu’un accessoire, glorieux, mais nullement indispensable, de la grandeur et de la prospérité française ; disons le mot, un luxe, à réserver pour les époques de richesse surabondante ! Si l’on part de ces prémisses, c’est avec raison qu’on voudra la subordonner aux intérêts de premier plan de notre pays. Reste à savoir si l’on en peut partir.

Devant notre si grave infériorité maritime à l’égard de l’Allemagne, nous devons envisager tous les cas et peser toutes les conséquences. Quels que soient les autres élémens d’une guerre générale où nous soyons engagés dans un parti et l’Allemagne dans le parti adverse, c’est contre nous que celle-ci tournera son premier et son principal effort. Aucun système d’alliance ne peut jusqu’ici nous préserver de ce choc initial.