Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/97

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amollit, il l’énerve, et, si je l’ose dire, il la désosse. Il l’affranchit, je le veux bien, des préjugés trop étroitement nationaux ; il la détache aussi, si elle n’y prend garde, du patriotisme. Ce danger-là, M. Bourget l’a bien vu, — car qu’est-ce que ne comprend pas M » Bourget ? — et il l’a très nettement dénoncé, et de très bonne heure[1]. Mais, à la suite de son trop cher Stendhal, il avait failli en prendre gaiement son parti. Il concluait ainsi son chapitre sur le cosmopolitisme de Beyle : « Les Orientaux disent souvent : Quand la maison est prête, la mort entre… — Que cette visiteuse inévitable, reprenait-il, trouve du moins notre maison à nous, parée de fleurs[2] ! » Et je ne jurerais pas qu’un peu de cet élégant dilettantisme ne se fût pas plus d’une fois mêlé à ses peintures de la vie cosmopolite. Mais il a fini par réagir contre ces dangereuses tendances. Il a senti ce que sentent si bien tous ceux qui, en vivant à l’étranger, sont fermement résolus à ne pas laisser leur individualité ethnique, leur moi national, se dissoudre dans le non-moi indifférent ou hostile des peuples qui les entourent ; il a senti, il a éprouvé ce que l’on pourrait appeler l’irréductibilité foncière des diverses races et des « mentalités » qui leur correspondent, — voyez à cet égard la dédicace de Cosmopolis[3] ; — son âme de vaincu de 1870 s’est ressaisie, et nul doute qu’il n’ait pu s’appliquer à lui-même le vers si souvent cité, et toujours si profondément juste :


Plus je vis l’étranger, plus j’aimai ma patrie.


Cette sorte de reviviscence du sentiment patriotique est-elle

  1. Cf. Essais de psychologie, éd. originale, t. I, p. 306 : « Les races surtout perdent beaucoup plus qu’elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler proprement une famille, au vieux et beau sens du mot, a toujours été constitué, au moins dans notre Occident ; par une longue vie héréditaire sur un même coin du sol. » Et toute la suite du développement.
  2. Id., ibid., p. 308. — Dans l’édition définitive (Plon, in-16, 1901, p. 319). M. Bourget a corrigé ainsi son premier texte : «… la mort entre. — « Hé bien, » répondent les épicuriens de la race de Beyle, « que cette visiteuse… » — Dans l’édition originale, on lit encore : « La haute société contemporaine, j’entends par là celle qui se recrute parmi les représentans les plus raffinés de la délicate culture, est parvenue à cette heure, coupable peut-être, à coup sûr délicieuse, où le dilettantisme remplace l’action » (p. 307-308) ; et dans l’édition définitive, p. 318 ; « …à cette heure, sans lendemain… » — « C’est encore ici une des formes de ce qu’on est convenu de nommer la décadence… » (1re éd., p. 308) ; « de ce qu’il faut bien nommer la décadence. » (Ed. définitive, p. 318-319.)
  3. Voyez aussi, dans l’Écho de Paris du 2 juin 1910, le très suggestif article de M. Bourget, intitulé : France et Angleterre.