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ne devait plus sortir jusqu’au jour où le gouvernement de la Restauration, ravi de pouvoir s’en débarrasser, allait en faire présent au triomphateur de Waterloo[1]. Bien plus : ordre fut donné au vice-roi d’Italie d’enfouir aussi dans une cave la réduction en bronze de Milan, exhumée seulement un demi-siècle plus tard. Et que si l’on me demandait, après cela, quel motif a pu amener Napoléon à traiter avec tant de rigueur un chef-d’œuvre dont il avait pleinement approuvé le projet, et dont l’auteur était à ses yeux un second Phidias, je répondrais que le silence des documens contemporains laisse le champ libre, là-dessus, à toutes les conjectures : soit que l’Empereur, à la veille de sa lutte décisive contre la Russie, ait craint de mécontenter l’opinion européenne par l’exhibition d’un portrait où l’on risquait de découvrir une secrète intention d’apothéose ; ou bien encore qu’il ait voulu ménager les sentimens hostiles des artistes français à l’endroit de leur fameux rival italien ; ou peut-être enfin que le grand homme ait eu conscience, à cette heure de sa vie, d’une certaine déchéance momentanée de son génie qui ne lui permettait plus de se reconnaître dans le jeune dieu jailli, naguère, du ciseau enflammé d’Antonio Canova ?

Mais il ne faut pas que la fin mélancolique de l’histoire de l’un des plus beaux portraits de Napoléon nous fasse oublier les chapitres précédens de cette histoire, telle que vient de la reconstituer, avec une patience et une érudition exemplaires, le récent biographe italien de Canova. Avant de s’en aller en exil dans un sombre palais des bords de la Tamise, la statue colossale de l’Empereur a fourni à l’artiste l’occasion d’avoir avec son modèle de longs entretiens dont chacun lui a permis d’enrichir d’élémens nouveaux la magnifique image qu’il allait nous léguer de la personne corporelle et morale de Napoléon. Et bien que le récit de cet épisode ne forme, naturellement, qu’une petite partie du gros livre de M. Vittorio Malamani, si puissant est le prestige exercé sur nous par la figure de l’empereur que, cette fois encore, la voici qui domine pour nous l’ouvrage tout entier, rejetant à l’arrière-plan de notre attention maintes autres figures mémorables que nous voyons défiler tour à tour dans l’atelier du maître vénitien, depuis des papes et des rois, et des poètes et des hommes d’État, jusqu’à cette belle Pauline Borghèse qui, encouragée peut-être par

  1. La petite boule que porte dans sa main la statue de Napoléon avait, naturellement, pour objet de signifier le monde ; et comme un jour le duc de Wellington, en présence du sculpteur, s’étonnait de ce que celui-ci l’eût faite si petite : « C’est, — répondit spirituellement Canova, — que l’Angleterre ne s’y trouvait pas comprise ! »