Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/918

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celle que devait exprimer le visage de l’illustre modèle. Ce mélange saisissant de force juvénile et de mûre pensée, cette volonté qui semble se traduire aussitôt en une séduction quasi féminine, oui, tel était sûrement le visage de l’homme extraordinaire que fait revivre devant nous la statue milanaise, sauf pour son aspect véritable à ne pouvoir être saisi, en son temps, que d’un petit nombre d’observateurs familiers, accoutumés à dépouiller toute face humaine des vaines et trompeuses apparences de son enveloppe extérieure ! Et il n’y a pas ensuite jusqu’aux formes nues du tronc et des membres du héros de bronze qui, dans leur robustesse agile et légère, ne nous apparaissent imprégnées d’une signification éminemment « napoléonienne, » nous révélant, dans le corps du jeune Bonaparte, un certain élément de beauté immortelle dont la présence aura simplement échappé au regard, plus distrait ou moins pénétrant, de Louis David et de ses élèves. Si bien qu’à tous ceux qui ont eu le privilège de la contempler avec la curiosité et le soin qu’elle mérite, la statue de la cour du musée Brera offre une image de Napoléon en comparaison de laquelle tout le reste de ses portraits ne leur l’ait plus l’effet que d’ébauches incomplètes ou superficielles, une image qui pour toujours s’implante dans leurs yeux et dans leur mémoire, et parfois même les conduit à s’étonner que des artistes se soient trouvés pour vouloir recouvrir d’un costume, forcément un peu « bourgeois » et médiocre, une figure dont les moindres contours resplendissaient d’une vie presque surnaturelle.

Cette statue est l’œuvre, — le chef-d’œuvre, — d’un sculpteur italien aujourd’hui trop dédaigné après s’être acquis autrefois, dans l’Europe entière, une gloire sans égale. C’est en 1808 que le prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, a commandé à Antonio Canova, pour l’une des places publiques de Milan, la réduction en bronze d’une statue colossale en marbre de son beau-père Napoléon, sculptée par le maître vénitien dans son atelier de Rome, et qui, elle, — moins heureuse que son admirable copie milanaise, — s’ennuie maintenant au fond d’un banal et froid vestibule, dans le palais des descendans du duc de Wellington. Encore Wellington et ses héritiers ne se sont-ils pas montrés aussi impitoyables pour ce portrait de marbre que l’Empereur lui-même, lorsqu’en 1811 Canova le lui a envoyé à Paris, sur sa demande, pour être solennellement exposé au Louvre : car, au lieu du poste d’honneur qui d’abord lui avait été réservé, ce fut Napoléon qui le condamna à rester emprisonné derrière un rideau, dans les magasins du musée, d’où le pauvre colosse