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problèmes où l’avenir de cette Europe et de cette-France est enveloppé. » Les trois terribles puissances qui le fabriquent, cet avenir, la démocratie, la science et l’idée de la race ont chez nous accumulé tant de ruines qu’on hésite à les trouver bienfaisantes. A les voir travailler plus librement, sans la contrainte d’un long passé, dans ce pays neuf, on se reprend à l’espoir et à l’optimisme. Certes, en Amérique comme en Europe, le conflit des races rivales reste singulièrement menaçant. Mais en revanche, combien la démocratie là-bas nous apparaît plus libérale, moins niveleuse et donc plus acceptable que chez nous ! « Car, du moment que la démocratie est conciliable avec le plus intense développement de l’individualité et le plus personnel, toutes les objections adressées contre cette forme de civilisation tombent à la fois. » Et d’autre part, à la voir agir outre-mer, on se rend compte que la science n’enseigne pas nécessairement, comme nous l’avons trop cru et trop répété, le nihilisme absolu ; elle est elle aussi un instrument de bienfaisance sociale ; elle ne nuit en rien au développement de la vie religieuse. L’esprit américain a réalisé pratiquement la conception de Spencer : « la réconciliation possible de la religion et de la science par l’agnosticisme. » Et enfin, M. Bourget a vu les Gibbons et les Ireland ; il les a entendus prêcher l’union intime de l’Eglise et du siècle. « Quelles paroles, et comment les chrétiens de désir, dont je suis, et qui s’appellent légion, ne frémiraient-ils pas à les entendre passer sur le monde et sur leur propre cœur ! Les temps sont venus où le christianisme doit accepter toute la science et toute la Démocratie sous peine de voir trop d’âmes s’en aller de lui… Pourquoi n’y aurait-il pas un pape issu de cette libre nation où les chefs de l’Eglise ont su redevenir ce qu’étaient les premiers apôtres[1] ?… » M. Bourget a eu raison d’éprouver en quittant l’Amérique « une émotion de gratitude : » « il y a reçu de précieux, d’ineffaçables enseignemens. »

Mais les voyages n’ont pas été seulement pour M. Bourget un moyen de se donner « des fêtes d’esprit d’une intensité singulière[2], » de renouveler son fond d’idées générales et de

  1. Outre-Mer, éd. originale, t. I, p. 191. — Le passage a été modifié, et un peu aristocratisé, dans l’édition définitive (t. I, p. 189-190) : « Les temps sont venus où le christianisme doit accepter toute la science et hiérarchiser toute la démocratie, en prenant ce mot dans un sens tout autre que les politiciens. »
  2. Voyageuses, éd. définitive, p. 86. (Il s’agit dans cette page du voyage aux États-Unis.)