Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/878

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’arrêtent à Teutobochus, qui leur barre la voie. M. Lavisse sait qu’il y a en histoire beaucoup de Teutobochus et qu’il faut être beaucoup de monde pour en triompher. C’est pourquoi il ne s’est pas embarqué seul. Il n’a pas voulu refaire un honnête et estimable Henri Martin. Ce qui paraissait encore possible, quoique téméraire, à l’époque de Louis-Philippe, n’est même plus un rêve qu’on puisse faire aujourd’hui. D’ailleurs, une histoire dont les derniers volumes paraîtraient un demi-siècle après les premiers manquerait encore plus d’unité, fût-elle d’un seul auteur, qu’une histoire collective écrite en une douzaine d’années.

Il faut bien des conditions pour réaliser l’unité dans une œuvre intellectuelle. Il faut l’unité de méthode, l’unité de ton, l’unité d’inspiration. Il n’est pas aisé de donner ce triple caractère à une œuvre collective, mais ce n’est tout de même pas impossible si elle est dirigée par un « chef : » M. Lavisse est un chef. Ce n’est pas une sinécure que de subordonner le travail de chacun à un plan d’ensemble soigneusement médité, de veiller au respect des proportions, au raccordement des fragmens, d’obtenir en un mot qu’il y ait association et non juxtaposition d’efforts. Pour y réussir, il faut une activité sans cesse en éveil, une autorité morale qui rende facile l’abdication des amours-propres, un regard dominateur capable d’embrasser l’ensemble du développement sans en perdre de vue le moindre détail, enfin un tour d’esprit dont l’empreinte soit assez forte pour marquer tout l’ouvrage. Ceux qui connaissent la flamme communicative qui se dégage de la puissante personnalité de M. Lavisse ne seront pas étonnés d’apprendre qu’il a su donner une physionomie propre, la sienne, à une œuvre collective. Ce n’est pas une formule vaine de dire qu’il a été « à la tête » de l’Histoire qui porte, — et qui portera loin, — son nom. Il a eu le secret de choisir des collaborateurs qui sont eux-mêmes des maîtres, de les plier à une discipline commune, de les amener à tracer dans le même sens leur sillon.

Malgré tout, on ne nous croirait pas si nous disions que M. Lavisse est parvenu à éviter complètement les dissonances ou les doubles emplois. Il s’en trouve même dans les ouvrages coulés d’un seul jet. Ces menus accidens se produisent de préférence dans les époques dont les subdivisions ont été réparties entre plusieurs mains : entre chapitres voisins il y a des