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Voici une autre lettre, de quelques années postérieure, qui porte seulement la date du samedi 10 mai, mais qui est écrite, assurément, à propos de la représentation extraordinaire du 13 mai 1845. À cette représentation, donnée au bénéfice de Mme Dorval, la grande actrice devait jouer Chatterton et Mme Georges Rodogune. Berlioz demande à Vigny deux places, souhaitées sans doute, cette fois, par Henriette Smithson.

« Mon cher de Vigny, je sais qu’on donne rarement des billets pour les représentations à bénéfice ; si pourtant vous pouvez disposer de deux places, veuillez me les envoyer rue de Provence, 41, vous me ferez un très grand plaisir et, comme il y a là-dessous un prétexte musical, puisqu’on y chante, je pourrai parler de la représentation dans un de mes feuilletons. Cette indiscrétion n’a d’autre cause que le désir que nous avons de revoir Chatterton. Adieu, mille amitiés bien vives. — H. BERLIOZ. »


On a dû remarquer, dans cette lettre, le passage : « je pourrai parler de la représentation dans un de mes feuilletons. » Berlioz s’était déjà ingénié à faire entrer dans son compte rendu musical le nom du littérateur Alfred de Vigny et d’y signaler des ouvrages de lui sans rapport avec la musique : « J’ai demandé à Vigny, écrivait-il au cours d’un de ses articles, d’analyser dans la Revue des Deux Mondes mon nouveau morceau sur la Mort de l’Empereur, que j’espère pouvoir donner à mon prochain concert. En revanche, je lui ai promis de rendre compte, dans la Gazette musicale, de son bel ouvrage intitulé : Servitude et grandeur militaires, qu’il a publié avant-hier. » Le tour était joué et l’annonce était faite. Vigny put donc écrire à Merle, le mari de Mme Dorval, qu’un « rédacteur de l’un des grands journaux » réservait à l’actrice « une surprise, » et il demanda pour ce rédacteur, qu’il désignait ainsi : « un de mes meilleurs amis et des plus intimes, » deux places « dans une loge du rez-de-chaussée. » Elles furent vite envoyées. Mais le Journal des Débats n’était pas la Gazette musicale : Berlioz ne fut pas autorisé à s’acquitter comme il l’avait voulu. Il s’en excusa près d’Alfred de Vigny avec sa verve à la fois bouffonne et bourrue, mais si divertissante :

« Mon cher de Vigny, admirez mon malheur ! Il se trouve que nos deux chanteurs ont été grotesques !… Le public les a conspués ! Ils sont de mes amis !… Je n’en puis donc rien dire.