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conscience s’examine, elle pèse tout, et l’action suit sans passion, sans impulsion. Parfois, certes, ce puritanisme moral forge des consciences d’une délicatesse exquise, des êtres sévères pour eux, indulgens pour les autres, bien équilibrés, sans dureté et sans égoïsme, à qui l’on ne pourrait guère reprocher que trop de détachement des affections humaines et des choses de ce monde. Mais le plus souvent, de ce sentiment moral très fort avec un sentiment esthétique plutôt faible, résulte une moralité assez terre à terre. Une pareille morale, utilitaire sans être épicurienne, donne naissance à des qualités plus solides qu’aimables, à des vertus de bon citoyen et d’estimable bourgeois ; elle produit plus d’honnêteté que d’héroïsme. Évidemment, il y a de brillantes exceptions, et les caractères varient même d’une province à l’autre. Que de fois l’on rencontre de la méfiance à l’égard des agréables habitans du Devonshire, tandis qu’on entend soutenir que la rudesse de la population du nord de l’Angleterre doit cacher des vertus « sérieuses ! » Certaines personnes se sentent presque offensées si on les traite d’aimables ! Cela se remarque, on ne saurait trop le répéter, jusque chez des personnes qui seraient fort étonnées de s’entendre qualifier de puritaines. Car il importe encore une fois de distinguer bien nettement le puritanisme moral du puritanisme religieux. Celui-ci, confiné aux sectes dissidentes et à une certaine section de l’Église anglicane, est relativement limité, l’autre non : affaire de tempérament plutôt que de croyance, produit de l’hérédité et de l’éducation, il déborde de toutes parts les doctrines religieuses dont il semble dépendre, et c’est ce qui en fait l’importance et l’intérêt. Ce puritanisme se rencontre là où l’on s’y attend le moins, chez des savans tels que Newton et Faraday, chez des artistes, et l’on sent même quelque chose de puritain, un mépris pour les plaisirs des sens, jusque chez cet adorateur de la beauté, le critique d’art que fut Ruskin.

Dans le domaine de l’art, aussi bien chez le public que chez les artistes, l’influence de l’hédonéphobie puritaine est curieuse et intéressante à observer. La nation anglaise n’est pas artiste, elle a peu le sentiment de la beauté. Voyez les couleurs criardes, les vêtemens disgracieux, qui font la joie du peuple ; le sens de l’harmonie et de la beauté lui manque depuis des siècles que ses prédicateurs condamnent le désir de plaire comme un péché. « L’art pour l’art » est presque inconnu en