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Remarquons tout d’abord que, si les philosophies rationnelles condamnent le plaisir en général, ce n’est pas parce qu’elfes réprouvent ce qui est agréable, mais pour de tout autres raisons. D’ailleurs elles ne condamnent pas indistinctement tous les plaisirs, et c’est déjà là une différence avec le puritanisme. Ce qu’elles condamnent, ce sont les excès de toute sorte, les plaisirs et les passions qui peuvent distraire l’homme de sa fin morale, ou qui lui enlèvent la maîtrise de soi : d’où la sévérité pour les plaisirs sensuels, tandis que les joies de l’esprit et du cœur sont exaltées, — les Stoïciens allant jusqu’à identifier en fin de compte le bonheur et la vertu. Le plaisir, disent-ils, n’est pas mauvais en soi, mais seulement en tant que nuisible à l’individu ou à la communauté ; on ne doit pas le rechercher pour lui-même, il ne doit être que la conséquence d’une activité bien ordonnée. Pour les religions telles que le bouddhisme et le christianisme, d’autres idées entrent encore en jeu. Les religions ne se contentent pas d’une vie vertueuse, elles exigent héroïsme, ce qui exclut le plaisir comme étant au moins indifférent, quand il n’est pas dangereux en amollissant la volonté. Et surtout, tout ce qui n’est pas Dieu et tout ce qui détourne l’homme de sa contemplation et de son amour, est à éviter. Pascal en vint à délaisser la géométrie parce qu’elle le distrayait de Dieu, et les grands mystiques catholiques se flagellaient, se mortifiaient de toutes manières pour détruire en eux les faiblesses de la chair et l’orgueil de l’esprit qui s’interposaient entre eux et leur idéal divin. Les moralistes repoussent donc le plaisir quand il est avilissant ou coupable, quand il constitue un danger pour l’individu ou pour la société, quand il n’est pas élevé et désintéressé ; les religions l’excluent comme éloignant l’homme de Dieu. La particularité du puritanisme consiste à le condamner en tant que plaisir. Le plaisir pour lui est coupable en lui-même, en tant que plaisir ; non parce qu’il peut avilir l’homme, nuire à autrui ou offenser Dieu, mais parce qu’il est agréable. Cette idée est tout à fait curieuse et propre à l’état d’esprit que nous appelons puritanisme. Elle procède d’une conception particulière du péché et de la nature humaine. L’homme est mauvais depuis le péché originel ; il n’a que des instincts coupables, des goûts pervers, et ce n’est que la grâce arbitraire et imméritée de Dieu qui de toute éternité prédestine au salut quelques rares élus. Tout ce qui est naturel à l’homme est