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remarquables : Bunyan avait des hallucinations auditives, et Cromwell était hypocondriaque. Mais sans aller jusqu’à dire qu’il y ait vraiment quelque chose de pathologique dans l’hédonéphobie puritaine, il faut avouer que certains traits qui caractérisent la nation anglaise, — méfiance à l’égard de la beauté, mépris pour les jouissances sensuelles et artistiques, pruderie au sujet de tout ce qui se rapporte à l’amour, préoccupation continuelle quant à la valeur morale des actions, — la rendent quelque peu anormale. Là où le puritanisme n’a pas formé des fanatiques, des volontés énergiques et violentes, il a fait une race de scrupuleux, de gens qui sont toujours à se demander s’ils font bien ou mal. Ils interrogent leur conscience là où elle n’a rien à voir, font intervenir la morale dans les actions les plus indifférentes de la vie, se torturent de doutes religieux et moraux, et se croiraient en état de péché mortel s’ils prenaient plaisir à quoi que ce fût. Cette hantise du péché, cet excès de scrupules et de doutes, cette peur instinctive du plaisir, sont bien près des phénomènes qui caractérisent le « délire du scrupule. » Cela peut aller jusqu’à la folie, comme chez le poète Cowper ; le plus souvent, ce n’est qu’un trait assez général du caractère national, et nous allons essayer de montrer, d’abord, que celle hédonéphobie est sinon l’élément primitif, du moins l’élément dominant du puritanisme, puisqu’il se maintient le plus généralement et survit à tous les autres ; ensuite, que c’est un caractère national plutôt que religieux.

On dira que, dans tous les cas, le puritanisme est issu du protestantisme et lui est postérieur ; nous croyons au contraire que certains élémens du puritanisme moral préexistent dans la race, rendant possible le développement du puritanisme proprement religieux, et y prédisposant les esprits. Il y a évidemment action et réaction, et si le tempérament anglo-saxon, avec son célèbre « spleen, » prépare le terrain pour la floraison de dogmes désespérans, ceux-ci, à leur tour, conduisent à une morale triste et résignée, à une éducation d’où est banni le plaisir, le culte même de la beauté. Par tempérament, par éducation, par habitude même, les idées puritaines sont ancrées dans le caractère anglais. Les divers élémens s’enchaînent et réagissent si bien les uns sur les autres que l’homme se trouve emprisonné dans le puritanisme. S’il s’affranchit des croyances qui seules fondent logiquement une pareille morale, il se trouve