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du Conseil. Celui-ci est un ancien professeur de philosophie, qui a trouvé sa voie dans la politique. Comme il a une carrure épaisse et un fort coup de gueule, on l’appelle le Tribun. De l’École normale où il s’est formé parmi les livres et les conférences, dans l’enseignement de ses professeurs et dans la conversation de ses camarades, loin de toutes réalités pratiques, il a passé à l’atmosphère non moins artificielle du Parlement. Unissant en lui le double néant des idées abstraites et des mots creux, il est l’idéologue mâtiné de bête oratoire. Toute la lyre et toute l’horreur. Et il est le sectaire. Ses idées, il y croit ; ses mots, il en est dupe. Il a une doctrine, et même il en a plein la bouche. Intègre d’ailleurs et de mœurs propres, sans appétit d’argent ni de jouissances grossières, et différant en cela de presque tous ceux qui l’entourent, il n’a qu’une passion, celle du pouvoir. Il l’aime, d’abord et cela va sans dire, par égoïsme, pour cette satisfaction toute personnelle de se gonfler de son importance et pour cet enivrement de se dire, comme il le fait avec ingénuité, qu’il est le maître de la France ; quoique tribun, on est homme. Mais il l’aime aussi parce qu’il y voit l’unique moyen pour faire triompher les idées dont il attend le plus grand bien général, le règne enfin réalisé de la justice. Ces idées se résument dans la guerre déclarée à la famille, seul vestige encore vivace de l’ancien monde, dernier obstacle à l’avènement de l’humanité future. La ruiner est le but où il tend de tout son effort. Il est l’auteur d’un lot de projets de loi : diminution de l’autorité paternelle, élargissement à l’infini du divorce, suppression de l’héritage. Il n’a même accepté la présidence du Conseil que pour hâter le vote de cette législation de table rase. C’est le fléau de Dieu pour troisième République.

Non content de croire à ses idées, il les applique. Il s’est marié, car dans les temps futurs on se mariera encore ; mais ce mariage de l’avenir, qui ne sera qu’un contrat de louage, analogue à tous les autres, ressemblera aussi peu à ce que nous appelons encore le mariage, que le chien constellation ressemble au chien animal aboyant. Il est même bon mari, — à sa manière, — en ce sens qu’il ne trompe pas sa femme et se laisse tranquillement adorer par elle, qui est une brave femme, un peu timide, un peu humble et aisément satisfaite de son rôle de première servante auprès du maître. Mais qu’entre cette femme et lui il y ait un lien de solidarité, et que l’un puisse avoir à répondre des actes de l’autre, vous ne l’en feriez jamais convenir. Chacun n’est responsable que de soi-même. C’est ce qu’il répète à un sien collègue, Saillard, ministre des Postes et mari trompé de la belle