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La pensée démocratique la plus profonde que je connaisse et qui m’a ému, je parle très sérieusement, et ravi autant qu’une pensée d’Auguste Comte ou de Nietzsche, c’est la pensée centrale de M. Durkheim, qui est celle-ci : les faits sociaux sont absolument indépendans des faits individuels ; les lois sociales sont absolument indépendantes des lois individuelles ; la société vit d’une vie qui est à elle et non point du tout de la vie de tous ses membres ; et ce n’est pas elle qui procède des individus, ce sont les individus qui procèdent d’elle et ce n’est pas elle qui est la résultante des individus, ce sont les individus qui sont sa résultante ; les individus croient penser individuellement, ils ne pensent que la pensée collective, qui, elle, existe non par eux, mais par soi-même. Donc, que l’individu abdique ; ou plutôt il n’a pas besoin d’abdiquer, car il n’existe pas et quand il croit penser par lui-même, il est simplement dupe d’une illusion ; il croit être ; ce qui existe seul, c’est la cité, ou, intérieurement à la cité, c’est le groupe dont il fait partie. Je trouve la théorie contestable, mais elle est merveilleusement démocratique ; car c’est ainsi que le démocrate pense et ainsi qu’il veut qu’on pense ; personnellement, il pense ainsi ; il pense selon son parti, selon son syndicat, selon son journal et quand il lui arrive de ne pas penser ainsi, il lui semble qu’il ne pense plus et il est comme effaré ; et il veut qu’on pense ainsi, c’est-à-dire qu’il n’admet pas que quelqu’un pense autre chose que ce que la cité pense et que, comme Bossuet et comme Louis XIV, il déclare hérétique et hors la loi tout homme « qui a des opinions particulières. » La pensée centrale de M. Durkheim, c’est le fonds même et le tréfonds de la démocratie ; c’est la démocratie même à l’état pur.

Or l’enseignement secondaire enseigne tout justement à être intelligent individuellement ; il laisse tomber, bien entendu, tous ceux qui sont incapables de jamais penser, même un peu, par eux-mêmes, et c’est-à-dire soixante-quinze pour cent, et qui auraient dû, — oh ! ceux-ci, oui ! — passer tout simplement de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur ; mais les autres, il les développe en tant qu’êtres doués de la faculté de penser, de comparer, de goûter, de sentir les choses fines, de démêler l’idée juste et l’idée fausse que contient un lieu commun ; il les développe en tant qu’êtres capables d’avoir une autre intelligence que l’intelligence collective.