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l’emploi rigoureux de la méthode et des définitions de Descartes lui a permis de combiner, en un grand ensemble homogène, tout l’héritage spirituel des vénérables penseurs et poètes anciens de sa race.

Que lui importent désormais les menaces et les malédictions de ces rabbins qu’il s’est promis de ne plus connaître ? Le 26 juillet 1656, de nouveau toute la communauté se rassemble à la synagogue, comme elle l’a fait il y a seize ans, pour juger les « erreurs » d’un frère égaré. Solennellement, le plus âgé des officians donne lecture d’un décret où il flétrit « les opinions et actions perverses de Baruch Despinoza, les effroyables hérésies qu’il soutient, et la manière affreuse dont il se conduit. »


En conséquence de quoi le dit Despinoza est déclaré banni et exclu du peuple d’Israël, et l’anathème suivant est prononcé contre lui : « D’après le jugement des anges et d’après la parole des saints, nous bannissons, chassons, et maudissons Baruch Despinoza, avec l’assentiment du Dieu éternel, ainsi que de toute notre communauté, en présence des Livres de la Loi. Nous lui appliquons les six cent treize malédictions prescrites par ces Livres… Que maudit soit-il pendant le jour et maudit pendant la nuit, maudit quand il se couche et maudit quand il se lève, maudit quand il sort et maudit quand il rentre ! Que le Seigneur ne lui pardonne point ! Que la colère du Seigneur ne cesse pas de brûler sur lui ! » Et nous ordonnons que personne n’ait de rapports avec lui, oralement ou par écrit, que personne jamais ne lui témoigne la moindre faveur, que personne ne demeure sous le même toit que lui, ou ne s’approche de lui à plus de quatre coudées, que personne ne lise un écrit qu’il aura conçu ou copié !


Mais « ledit Baruch Despinoza, » plus « prudent » et plus heureux que son devancier d’il y a seize ans, n’assiste pas à la lecture de cette sentence. Tranquillement installé dans la maison de son nouveau maître Van der Ende, il ne pense plus qu’à tirer de leurs propres « erreurs » ces frères aveuglés qui perdent leur temps à l’excommunier. Et peut-être l’ancien mépris qu’il avait pour eux commence-t-il, dès lors, à être remplacé dans son cœur par un sentiment d’indifférence un peu mêlée de pitié, en attendant qu’un jour l’auteur de l’Éthique reconnaisse en eux les initiateurs secrets de sa pensée, ses véritables ancêtres selon l’esprit comme selon la chair !


T. DE WYZEWA.