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REVUES ÉTRANGÈRES.

positives qu’avait laissées en lui l’enseignement du Talmud et de la Cabbale. Mais peut-être la portée purement historique de ce tableau de la formation intellectuelle de Spinoza se trouve-t-elle encore dépassée pour nous par son intérêt biographique, par la vivante et tragique beauté du grand drame intérieur qu’il évêque devant nos yeux.

De chapitre en chapitre, à mesure que l’auteur nous décrit en détail les diverses étapes successives du mémorable voyage de Spinoza à la recherche d’une certitude religieuse nouvelle, notre imagination nous représente la figure singulière de l’étudiant juif d’Amsterdam, s’élançant à cette audacieuse exploration du monde de la pensée européenne sans sortir de la petite chambre qu’il habite sous les combles de la froide et triste maison paternelle. Ses anciens maîtres eux-mêmes lui sont maintenant devenus étrangers ; nul ami, entre ces coreligionnaires qu’il continue à fréquenter exclusivement, personne pour recevoir la confidence des luttes douloureuses qui se livrent en lui. C’est seulement après la mort de son père, en 1654, qu’il osera enfin se mêler à la société chrétienne de sa ville natale, où d’ailleurs l’originalité de son esprit et l’agrément de ses manières ne tarderont pas à lui valoir de fidèles amitiés. Jusque-là il est seul, entièrement à l’écart du commerce des hommes. Il continue à fréquenter la synagogue, ainsi que nous le prouve encore la mention de son nom sur un registre, à la date du 5 décembre 1654 : mais déjà il sent peser cruellement sur lui une méfiance et une hostilité générales, trop heureux d’avoir su éviter, à force de « prudence, » les épreuves imposées autrefois à son devancier Uriel da Costa. Et dans cette solitude le jeune homme vit une existence merveilleusement active et passionnée, s’exaltant à poursuivre la réalisation de l’unique rêve qui l’ait jamais occupé ; et il n’y a pas un des problèmes de son temps ni de tous les temps qui ne parvienne jusqu’à lui, pour être soumis à la même critique infiniment sagace avec laquelle il a, naguère, examiné et rejeté l’enseignement religieux de ses professeurs. Quatre ou cinq années sa passent ainsi, vides en apparence de toute aventure, mais en réalité plus riches de péripéties émouvantes que toute la carrière d’un héros de roman ; et lorsque, vers la fin de 1654, celui qui s’appellera désormais Benoît de Spinoza prend enfin le parti de sortir à la fois de sa chambre et du milieu juif où il est resté emprisonné depuis sa naissance, déjà tout le plan de sa vie ultérieure est nettement arrêté dans son cerveau. Déjà le jeune philosophe projette impatiemment de communiquer à tous les hommes le secret de l’incomparable certitude religieuse qu’il a réussi à conquérir pour son propre compte ; déjà