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ne fût ainsi enveloppé de légendes fantastiques ; et l’on comprend sans peine que l’invraisemblance trop manifeste de ces additions des commentateurs ait amené peu à peu Baruch à se demander si le fond même de l’histoire biblique n’était pas né, lui aussi, de l’ardente imagination d’hommes de sa race. « Dans cette tradition religieuse que ses maîtres lui présentaient comme intangible, — observe très justement M. de Dunin-Borkowski, — l’élève de l’école juive d’Amsterdam s’est trouvé fatalement contraint à apercevoir des fissures et des lacunes qui lui ont paru irrémédiables. Et aussitôt que lui a manqué sous les pieds le terrain stable de la tradition, pour apprécier la canonicité des livres de l’Ancienne Alliance, aussitôt les flots du doute l’ont inondé de toutes parts, lui rendant impossible désormais la croyance à la divinité des Saintes Écritures. Pour un cerveau assoiffé de logique, et avec cela complètement ignorant de la doctrine chrétienne de l’autorité, il n’y avait plus, depuis lors, aucun moyen de s’arrêter. La déception du jeune garçon à l’endroit de la tradition juive allait inévitablement l’entraîner jusqu’à la négation du caractère inspiré de la Bible. »

Mais en même temps que la pratique familière du Talmud habituait le jeune garçon à se détacher des croyances religieuses qui avaient autrefois consolé et soutenu les générations de ses ancêtres, elle semait en lui ou plutôt y développait et y faisait fructifier des principes moraux qui, au contraire de ces dogmes théologiques, ne devaient plus cesser de diriger tous ses actes, jusqu’au jour où son génie de philosophe-poète allait réussir à les animer d’une vie et d’une beauté immortelles. « Si l’on excepte les prescriptions relatives à la prière et à la foi dans la Providence, — nous affirme encore le nouveau biographe de Spinoza, — l’idéal de vertu recommandé par le Talmud concorde trait pour trait avec la morale privée et publique du philosophe. Circonspection dans les actes et amour de la paix, douce résignation et effort continu à vaincre les passions, méfiance à l’égard des flatteurs, estime infinie de l’étude et du savoir, choix d’un travail manuel considéré comme gagne-pain, soumission parfaite aux lois éternelles de la nature, tout cela est venu en droite ligne au jeune homme de l’enseignement de ses premiers maîtres. » Les règles de conduite que Spinoza a cru plus tard, de très bonne foi, tirer par déduction géométrique de ses définitions et théorèmes métaphysiques, depuis vingt ans déjà il les avait puisées dans les traités talmudiques d’Akiba le Martyr, de son élève Meir, et d’Eléazar Hakkapar.