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chez les Hébreux ; Plaute et Juvénal à Rome, Shakspeare et Rabelais à la Renaissance, — et sans doute Hugo dans les temps modernes, — sont inégaux, irréguliers, parfois inintelligibles, et n’en sont que plus grands lorsqu’ils échappent à la prise de la raison vulgaire. Les autres, parmi lesquels Virgile figure auprès de Sophocle, de Platon, de Tite-Live, de Cicéron, de Térence, ne méritent aucun reproche. « Ils n’ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité, ni monstruosité. Que leur manque-t-il donc ? cela, cela c’est l’inconnu ; cela, c’est l’infini. » C’est leur perfection même qui fait leur faiblesse ; ils ont trop de goût pour avoir un génie véritable.

La distinction que fait ainsi Victor Hugo n’est pas neuve. C’est un peu celle que déjà La Bruyère établissait entre les ouvrages « beaux » ou « sublimes » et les ouvrages « parfaits » ou « réguliers ; » c’est celle qui était consacrée dans les écoles du XVIIe et du XVIIIe siècle ; c’est celle que, tout récemment encore, Sainte-Beuve venait de reprendre, précisément dans son Étude sur Virgile : il y louait le poète latin pour toutes ses qualités moyennes et classiques, sobriété, unité de ton et de couleur, harmonie et convenance des parties entre elles ; et, dans une allusion à peine voilée aux excès romantiques de Hugo, il ajoutait avec un soupir malicieux : « Oh ! qu’en ce moment nous irait bien le génie ou tout au moins le tempérament virgilien ! » Hugo, qui avait été cruellement mordu par l’attaque sournoise de son ancien ami, s’empare à son tour de l’antithèse traditionnelle entre l’art discipliné et l’imagination fantasque, mais en renversant totalement la valeur des deux termes. Tous les pédans, tous les cuistres, depuis Boileau jusqu’à Sainte-Beuve, ont fait de la perfection soutenue et mesurée la vertu suprême : il en fait, lui, le plus fâcheux signe de médiocrité. Ils ont dit que le génie, sans le goût, n’était rien : lui, il déclare que le génie ne peut exister là où le goût existe. Si, de cette déclaration, Virgile souffre plus qu’aucun autre, tant pis pour lui ! il faut bien qu’il expie le choix qu’a fait de lui Sainte-Beuve pour donner une leçon à Hugo !

N’exagérons pas, au reste, la gravité du jugement de Hugo sur Virgile. La condamnation, si condamnation il y a, n’est ni sans réserves, ni sans appel. Comme en 1827, quoique avec moins de largeur de sympathie, Hugo s’applique à louer Virgile au moment même où il blâme la conception d’art à laquelle se