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rien qui se trouve dans l’Énéide, elle ressemble fortement à l’âge d’or décrit par anticipation dans la quatrième Eglogue : en sorte que Hugo ne quitte Virgile que pour Virgile encore.

Cette comparaison entre la Bouche d’ombre et les vers philosophiques de l’Énéide ou des Bucoliques ne doit pas être prise au pied de la lettre. La métaphysique de Hugo se présente à nous avec beaucoup plus d’ampleur que celle du poète latin : sept ou huit cents vers (au lieu de trente ou quarante dans l’Enéide) parviennent à peine à l’épuiser. Elle se distingue aussi de celle de l’auteur ancien par certains détails un peu bizarres : pour Virgile, l’âme passe dans de nouveaux corps, mais dans des corps humains ; Hugo, au contraire, loge l’âme du criminel condamné à expier dans des êtres inférieurs, tigres, crapauds ou aspics, ou plantes vénéneuses, ou même rochers ou cailloux inanimés. Enfin, devant l’image qu’il rêve du mal à jamais anéanti, Hugo a des cris de joie attendrie, des pâmoisons que Virgile n’a jamais connues, même dans l’églogue à Pollion, et à plus forte raison dans l’Enéide. Ce sont là des différences appréciables. Il y aurait lieu de se demander également si l’accord au moins partiel que nous venons de constater entre Ce que dit la bouche d’ombre et la théorie exposée par Anchise atteste bien une influence directe de Virgile sur Victor Hugo ; car enfin il pourrait résulter d’une pure coïncidence ? Hugo aurait pu puiser ailleurs, ou même inventer à lui tout seul, une doctrine qui, par hasard, se trouverait être la même que celle de Virgile ? Pourtant les analogies de détail sont assez frappantes pour faire admettre qu’en écrivant la Bouche d’ombre. Hugo avait le texte de l’Enéide présent à la mémoire. Par conséquent, il possédait une claire conscience de la conformité de ses idées avec celles du poète latin, et cette conformité n’a pu que les lui rendre plus autorisées encore et plus chères.

On comprend après cela que Victor Hugo ait pu légitimement mettre Virgile au rang de ses inspirateurs. Dans la belle pièce des Rayons et Ombres intitulée Sagesse, tandis que le poète écoute alternativement les trois voix qui lui conseillent la haine, l’amour et l’indifférence, il voit près de lui ses livres familiers,


Et sa Bible sourit dans l’ombre à son Virgile.


Dans les Contemplations, Virgile n’est point oublié parmi les <t mages ; » il est nommé dans le même vers qu’Isaïe. Il ne