Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/341

Cette page n’a pas encore été corrigée

Petit-Sapin. — La pluie les arrose tout de même et le soleil les réchauffe.

Le Courbé. — Il arrive aussi que le hasard favorise le plus humble... Tenez, moi, sans avoir mérité pour cela aucun reproche, j’ai vu ce qu’il m’était interdit de voir.

Le Fort. — Toi ! Tu as vu ?

Petit-Sapin. — Quoi ? quoi ? Oh ! raconte-nous.

Le Courbé. — Eh bien... c’était hier, après le coucher du soleil, les autres travailleurs venaient tous de partir ; moi, qui n’avais pas fini, j’étais resté à polir un des grands lions de marbre, vous savez, au portail d’honneur. Je travaillais sans me méfier, quand tout à coup voilà que le tambour bat, que la cloche tinte, que les veilleurs descendent de la tour du guet pour ouvrir la grande porte. Des gardes accourent, et des chefs, et des ministres. J’entends dire que celui qui arrive est le plus important de tous les invités, le vice-roi des provinces du Sud. Comment m’échapper au milieu de tous ces beaux personnages ?… Impossible !… Je me cache derrière une des grosses pattes, je me fais tout petit, personne ne prend garde à moi... et j’ai vu, j’ai vu, à travers le globe ajouré, vous savez, que le lion tient sous sa griffe...

Petit-Sapin. — Toi ! tu as vu entrer le vice-roi avec son cortège ?...

Le Courbé. — Oui, moi !... Oh ! tant de costumes de soie et d’or! tant de chevaux qui étaient tout brillans de pierreries ! tant de bannières ! Et des visages terribles, et des regards effrayans d’orgueil !... Mais quand il parut, lui, oh ! comme j’ai compris que tout le reste ne comptait plus… Pâle, l’air très las, sur un cheval maintenu par deux valets… Un costume simple, mais qui avait l’air plus riche que ceux des autres… Il était tellement imposant que mon cœur ne pouvait plus battre dans ma poitrine et il me sembla que si seulement il tournait vers moi ses yeux, qui ne regardaient rien, du coup je tomberais mort.

Petit-Sapin. — Eh bien ! vrai ! Si rien que pour un vice-roi c’est à ce point-là, que serait-ce donc, hein ! si on était regardé par l’empereur même ?

Le Courbé. — Non, je vous assure, celui qui ne l’a pas vu, ne peut pas...

Petit-Sapin. — Chut ! chut ! Un officier du palais.