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me dit à son retour : « Je rentrais le soir avec M. le docteur G… à ce triste hôtel sis dans un bas-fond, entre la route de Grasse et le boulevard du Cannet. La nuit était sombre et quelque chose de douloureux flottait dans l’air de cette vallée, qui sent le marais. Pourquoi nous étions-nous logés là ? Je ne sais ; toujours est-il que, chemin faisant, la conversation nous amena à parler de ma santé. J’expliquai à ce bon docteur ce qu’avait été dans sa jeunesse l’auteur de Bel-Ami, je lui dépeignis le canotier intrépide que j’étais autrefois. Enfin je détaillai ce que je ressentais maintenant. Alors, comme un père à son enfant, il me dit les choses les plus douces qu’on puisse entendre, enveloppées de recommandations d’une telle fermeté, capables de faire tressaillir le cœur le plus indifférent. Quand nos mains se touchèrent pour nous séparer, je remarquai que de grosses larmes coulaient sur les joues maigres de celui qui venait de me remuer si profondément avec ses bonnes paroles. Sur le moment, je fus pris d’une envie spontanée de tremper mes lèvres à cette douce source de larmes qui m’apparurent comme les plus nobles que mes yeux, mouillés eux aussi, eussent jamais vues… »

Monsieur ajouta un moment après : « C’est la seule fois de ma vie que j’ai eu le désir d’embrasser un homme. »


Le 17 octobre, à onze heures du soir, l’ami de mon maître, l’éminent professeur, vient de lui envoyer le docteur D…, car il est en proie à un malaise indicible. Après un temps de conversation cordiale, le médecin se retire et je continue mon rôle de garde-malade jusqu’à quatre heures du matin. Mon maître s’endort d’un profond sommeil ; alors je me retire pour prendre un peu de repos.


Le 19 octobre, il est moins bien ; je pourrais presque dire qu’il a reperdu toute l’avance que lui avait procurée sa cure de Divonne. Le docteur D… est venu le voir, puis le professeur G…, qui a provoqué une consultation pour après-demain.

En entrant dans la chambre à coucher, je vois sur le chef-d’œuvre de Rodin qui orne la cheminée, sur cette chimère au visage méchant, aux yeux de fauve, qui emporte un