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à lui-même cette heureuse formule. Poésie, critique, romans, nouvelles, notes de voyage, théâtre, tout lui a été un prétexte à penser, à essayer et à prolonger sa pensée. Et c’est pourquoi, si variée et si riche qu’ait été son œuvre, elle n’épuise pas sa pensée tout entière ; comme pour Taine, sa pensée reste encore supérieure à son œuvre ; ce n’est pas dans tel livre particulier qu’on a chance de la saisir, c’est dans la suite et dans l’ensemble de ses livres. A la prendre ainsi, on s’aperçoit que, parmi bien des flottemens, des hésitations, des retours en arrière, toutes choses qui prouvent surtout, avec la complexité de son objet, la sincérité de son inquiétude, l’auteur de l’Étape et du Disciple a poursuivi un très ferme dessein. « Qui nous donnera, s’écrie-t-il quelque part, qui nous donnera des connaisseurs d’âme humaine assez courageux pour la regarder en face, cette âme malade, assez lucides pour y lire, assez tendres pour la plaindre, assez sages pour la diriger, et assez complets pour appliquer leur science avec ce je ne sais quel doigté d’artiste qui manquera toujours aux philosophes de métier ? » Il a été précisément pour notre temps ce « connaisseur d’âme » dont il souhaitait l’avènement. D’autres ont été plus complètement poètes ; d’autres ont été plus complètement philosophes ; d’autres ont été plus complètement critiques. Poète, philosophe et critique, presque également doué pour la pensée et pour le rêve, pour la lucidité consciente de l’analyse abstraite et pour cet état de pénombre et de demi-conscience si nécessaire à la création artistique, M. Paul Bourget a fait servir tous ses dons à une tâche essentielle : il a été un moraliste, notre Moraliste. À ce titre, il a prononcé quelques-unes des paroles qui ont retenti le plus profondément peut-être dans la conscience contemporaine. — Le beau jeune homme dont on peut voir encore, au frontispice de ses Poésies, le fier visage mélancolique et volontaire, les yeux, voilés, les narines frémissantes, et, sous la fine moustache, la lèvre hardie, le menton aux fermes arêtes, pourra répondre au fantôme de la soixantième année ce qu’il répondait au fantôme de la trentième :

Pourtant, j’ai préservé mon intime Idéal…


VICTOR GIRAUD.