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l’analyse, dans ce magnifique et misérable temple du cœur humain. — Et s’il en est ainsi, pourquoi tant s’attacher à le dévaster[1] ?


Toute l’histoire morale de M. Bourget est contenue entre ces deux textes. Son « cœur resté chrétien » a fini par secouer le joug d’enchantement que le plus délicieux anarchiste intellectuel du siècle passé a longtemps fait peser sur l’esprit de ceux qui se sont trop attardés à écouter la subtile sonnerie des cloches de la ville d’Is…

Même aujourd’hui, pourtant, cette jolie et insinuante sonnerie, M. Bourget ne l’écoute-t-il pas encore ? Ce qu’il appelait, en 1883, « le rêve aristocratique de M. Renan » n’est-il pas, dans une large mesure, devenu le sien ? On sait que, sur ce point, il n’a pas répudié la doctrine ou les vues de celui qu’il proclame encore, non sans quelque malice, j’imagine, « le très grand philosophe royaliste de la Réforme intellectuelle et morale[2]. » C’est en effet l’un des spectacles les plus propres à remplir d’une douce ironie les observateurs impartiaux de notre époque que de voir l’adoption en quelque sorte par notre démocratie, — il est vrai qu’elle a surtout vu en lui, selon le mot de Dumas fils, « un pape de la libre pensée, » — de l’un des hommes qui ont le plus constamment répété et pratiqué le Odi profanum vulgus du poète. Quoi qu’il en soit, — et Renan

  1. Essais de psychologie contemporaine, édition originale, t. I, p. 76, 86, 50, 95-96 ; — édition définitive, in-16, p. 69, 77, 78, 84-85. — Pour avoir sur Renan toute la pensée de M. Bourget en 1883, il faut joindre à l’article des Essais une curieuse brochure, assez peu connue, ce me semble, Ernest Renan, par Paul Bourget. Paris, Quantin, 1883, in-16 (collection des Célébrités contemporaines). J’en détache les lignes que voici, sur la Vie de Jésus :
    « C’était, ce livre demeuré unique, un si troublant et délicieux mélange de vénération et d’analyse, de rêverie et de science ! La poésie des paysages y faisait un fond si lumineux au visage sublime de Celui qui mourut réellement pour sauver le monde ancien des ténèbres et du péché : Les âmes pieuses furent tout à la fois consternées et ravies ( ? ) Les âmes impies furent séduites. Les âmes indifférentes furent attendries. Une tempête de polémique se déchaîna, à travers laquelle le livre passa, guidé par un invisible esprit, comme l’esquif de l’Évangile, où Jésus repose dans la tempête aussi, mais calme et sans qu’une boucle de sa céleste chevelure tremble sous la brise. Aujourd’hui la tempête s’est éloignée, le livre demeure. Je ne sais pas s’il est exact, et il est possible que la portion philosophique et historique prête à des reproches justifiés, — mais la portion morale est au-dessus de ces reproches, et c’est par elle que l’œuvre est durable, par ce culte dépourvu de toute forme précise pour la personnalité idéale du Nazaréen, — livre vraiment incomparable d’élévation et de rêverie, et qui serait le plus beau des livres écrits sur Jésus, n’étaient les Evangiles et l’Imitation ! » (P. 30.) — Je ne pense pas que M. Bourget écrivit cela aujourd’hui.
  2. Réponse à une enquête sur la Crise du parlementarisme.