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œuvres, par l’influence exercée enfin[1], je ne lui vois, dans cet ordre et dans sa génération qu’un ou deux rivaux, tout au plus.


Vous êtes-vous demandé parfois, — écrivait-il tout au début de sa carrière, — comment serait imaginé le roman idéal qu’il vous plairait de lire aujourd’hui pour vous reposer un moment des tristesses contemporaines ? D’abord il devrait être humain, et par ce mot nous entendons qu’il dédaignerait les créations monstrueuses dont nous obsèdent les réalistes. Comme nous voulons un apaisement, il respirerait l’amour d’une existence meilleure, plus simple que notre vie moderne, toujours si agitée. Pour avoir trop étudié les caractères compliqués et raffinés, nous perdons le sens exquis des belles natures : les excès seuls nous semblent réels. Le roman que nous désirons se soucierait donc peu de peindre des fous ou des malades, il retrouverait la beauté dans l’étude des choses saines et des sentimens nobles. Ce roman aurait pour charme une entière sincérité. Sans dissimuler le mal, il ne l’exagérerait pas au point de l’étaler seul en pleine lumière. Comme il se souviendrait qu’un désordre immense est au fond des âmes, il chercherait à dégager la loi qui gouverne les passions humaines. Il faudrait, en un mot, qu’il pût porter en épigraphe cette pensée de George Sand : « On peut définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentimens et la grandeur des idées, passion mauvaise celle qui nous amène à l’égoïsme, à la crainte, et à toutes les petitesses de l’instinct aveugle. »

Un tel livre ne saurait se passer d’une forme accomplie… Enfin, si le roman dont nous parlons quittait les hautes cimes de l’art pour vivre de notre vie moderne et combattre nos combats, sa règle devrait être celle-ci : ne se soumettre à aucune coterie, et, soucieux de la France avant toutes choses, travailler à détruire les haines civiles qui nous ont désunis en face de l’ennemi[2]


Ce n’est peut-être pas tout à fait là le roman dont nous a dotés M. Bourget : il y a dans les siens plus de « morbidesse, » plus de « réalisme » aussi, et moins d’optimisme qu’il n’en avait souhaité dans la ferveur de ses vingt et un ans ; mais en réduisant, comme il le faisait dès lors, « les devoirs auxquels ne saurait se soustraire aucun écrivain qui se respecte » à « la vérité humaine et morale, au souci du style, et au patriotisme, » le romancier de l’Étape et du Disciple a le droit de penser qu’il n’est pas resté infidèle à sa première devise, à l’idéal de sa jeunesse.

Et, assurément, au cours de la vie, cet idéal s’est modifié,

  1. Parmi les tout récens disciples de M. Bourget, — et de Fromentin, — je crois devoir signaler ici un jeune écrivain, M. Emile Clermont, dont le premier et fort remarquable roman, Amour promis (Calmann-Lévy, 1910) est de nature à nous faire concevoir de hautes espérances.
  2. Le Roman réaliste et le Roman piétiste, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1873, p. 455, 456.