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n’est bienfaisant, que lorsqu’il devient le mérite familial. La nature, plus forte que l’utopie, et qui n’admet pas que l’on aille contre ses lois, contraint toutes les familles qui prétendent la violenter à faire dans la douleur, si elles doivent s’établir, cette étape qu’ils n’ont pas faite dans la santé.


C’est le philosophe Ferrand qui parle ainsi, tout à la fin du livre, en dégageant lui-même toute la philosophie, et l’idée qu’il exprime là, et qu’il avait d’ailleurs esquissée déjà dans les premières pages, j’allais dire dans l’« ouverture » du roman, revient, sous différentes formes, comme un leitmotif insinuant, à tous les tournans de l’œuvre, l’une des plus magistralement orchestrées que je connaisse. La thèse est ingénieuse et spécieuse ; elle comporte une large part de vérité, et plus d’une famille moderne pourrait se l’appliquer justement. Je crois pourtant que, telle qu’elle ressort de « l’Etape »[1], elle est un peu outrée, et, peut-être, insuffisamment établie. Si elle était prise au pied de la lettre, — le danger, je le sais, par le temps qui court, n’est pas grand, — elle nous épargnerait nombre de déclassés, ce qui est bien ; mais elle nous eût privés d’un Pasteur, — et de combien d’autres ! — ce qui serait sans doute plus fâcheux. D’autre part, acceptons même comme fait réel et vécu l’histoire imaginaire de la famille Monnerou ; que prouve-t-elle ? Que Joseph Monneron a eu le tort de « brûler l’étape ? » Non, mais qu’il a fort mal élevé ses enfans. Et d’où vient la mauvaise éducation de ces derniers ? De ce qu’ils ont été nourris de phrases creuses, des prétentieuses billevesées d’une morale soi-disant indépendante, et surtout peut-être de ce que leur père a fait un sot mariage. Que l’humanité serait heureuse si les mauvaises éducations et les sots mariages ne se trouvaient que chez ceux qui ont brûlé l’étape ! Les inconvéniens, — qui sont réels, même quand l’expérience réussit, — d’une ou de plusieurs « étapes » prématurément franchies, ne sont pas précisément ceux que M.

  1. Je dis : telle qu’elle ressort de l’Étape, parce que dans divers articles que M. Bourget a écrits pour répondre aux objections qui lui ont été adressées, notamment par M. d’Haussonville, il me semble avoir un peu atténué l’intransigeance de sa théorie primitive : il avoue par exemple, à propos du cas de Guizot et de Pasteur qui lui avait été opposé, que « le talent, quand il est d’un certain degré, échappe aux lois générales. » (Études et. Portraits, t. III, p. 148.) Ces deux articles sur l’Ascension sociale ne sont pas, comme on eût dit jadis, la seule Défense de l’Étape que M. Bourget ait composée : on en trouvera, dans le même volume, une autre au moins, d’autant plus vive peut-être qu’elle est indirecte : c’est l’article sur les Deux Taine.