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a voulu traiter le sujet d’un grand roman moderne avec des procédés tout classiques, et soumettre une matière extrêmement riche et touffue à la sévère simplicité de lignes des œuvres de nos grands tragiques : il y a fort bien réussi. Et il a non moins bien réussi à créer, cette fois, des types réels et vivans. Jean Monneron, si généreux et si délicat d’esprit et de cœur, et sa sœur, la douloureuse et passionnée Julie ; Crémieu-Dax, le jeune juif fondateur de l’Union Tolstoï, à la fois enthousiaste comme un héritier des Prophètes et réaliste comme un homme de banque ; Riouffol, le rancuneux ouvrier relieur, et la délicieuse Brigitte Ferrand : il n’est presque aucun des personnages inventés pur M. Bourget qui n’ait l’air pris et copié sur le vif, qui ne ressorte comme en relief de la toile, et qui ne s’impose à notre souvenir. Joignez à cela que, pour la première fois, l’auteur de l’Étape s’est révélé peintre de foules : la scène où i) nous représente la séance tumultueuse de l’Union Tolstoï a du mouvement, de la vie, de la puissance ; Zola ne l’eût point dédaignée. Mais ce qui, plus que tout le reste, donne au livre sa haute valeur de vivante œuvre d’art, c’est le portrait, à la fois symbolique[1]et individuel, de Joseph Monneron : celui-là est un type qu’on n’oubliera plus, au même titre qu’une Mme Bovary ou qu’un M. Poirier, qu’un Gil Blas ou qu’un Tartuffe. M. Bourget a dessiné cette figure avec une habileté, une conscience, et, en dépit de quelques traits trop appuyés, çà et là, et qui sentent un peu la caricature, une impartialité, qui font le plus grand honneur à son sens et à sa probité d’artiste. Elle domine tout son livre, cette figure ; elle est la personnification concrète de l’idée générale qui en est l’armature, de l’erreur sociale que le romancier entend dénoncer et combattre.

Cette erreur, dont toute la famille Monneron a été la victime, on sait en quoi elle consiste :


Il n’y a pas de transfert subit de classes, et il y a des classes, du moment qu’il y a des familles, et il y a des familles, du moment qu’il y a société… Pour que les familles grandissent, la durée est nécessaire. Elles n’arrivent que par étapes. Votre grand-père et votre père ont cru, avec tout notre pays depuis cent ans, que l’on peut brûler l’étape. On ne le peut pas. Ils ont cru à la toute-puissance du mérite personnel. Ce mérite n’est fécond, il

  1. Si symbolique même, qu’il en est presque prophétique. On sait le mot que M. Bourget prête à son héros sur Taine : « C’est un monsieur qui a eu bien peur pour ses rentes en 71. » Je pourrais citer un Monneron réel qui a prononcé, et imprimé, le mot en termes presque identiques, après la publication de l’Étape.