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dire, de longues années de méditation solitaire et d’expérience morale, un de ces livres qu’on a longtemps portés en soi et qu’on ne se décide à livrer au public qu’après en avoir mûri toutes les idées, pesé tous les développemens, calculé tous les détails. Il n’est aucun des ouvrages de M. Bourget, — non pas même le Disciple, — qui ait fait surgir une aussi abondante « littérature, » soulevé d’aussi passionnées discussions, provoqué même d’aussi âpres colères. Il n’a laissé personne indifférent : n’est-ce pas tout dire ?

C’est qu’en effet l’artiste n’avait négligé aucun des moyens en son pouvoir pour attirer, entretenir, aiguiser la curiosité et l’attention de ses lecteurs. Nous avons déjà loué chez M. Bourget la science consommée de la composition : les apprentis romanciers, — ou dramaturges, — peuvent apprendre de lui l’art de conduire une intrigue, d’en combiner adroitement les divers élémens, d’en précipiter au moment voulu les péripéties, d’en embrouiller savamment les fils et d’en dénouer avec une élégante simplicité le subtil écheveau. Dès les premières lignes de ses récits, — voyez particulièrement à ce point de vue André Cornélis et Une idylle tragique, — on est pris comme dans un engrenage logique qui vous entraîne, et vous emporte, bon gré mal gré, sans vous laisser le temps de vous reprendre et de respirer, et ne vous lâche plus qu’à la dernière page. A cet égard, M. Bourget s’est surpassé dans l’Étape. Or il était, dans ce dernier cas, d’autant plus méritoire de conserver intact ce don souverain de la puissance constructive que les données du problème romanesque étaient plus complexes, et qu’il s’agissait, pour le conteur en même temps que de peindre un coin de la société contemporaine et de développer une thèse, de dérouler sous nos yeux tout à la fois un drame de famille et un drame d’idées, un drame de conscience et un drame de passion. En vertu même de la diversité de son dessein, il ne pouvait se contenter d’une action « chargée de peu de matière, » comme les aimait, par exemple, Racine, et peut-être même peut-on trouver qu’il y a beaucoup d’événemens accumulés dans ce roman qui se passe tout entier en une seule semaine. Mais, ce court laps de temps nous en avertit déjà, l’écrivain n’en a pas moins essayé de reproduire dans son œuvre la forte concentration de la tragédie racinienne : peu s’en faut qu’il n’observe la « règle des trois unités, » et l’on définirait assez bien sa tentative en disant qu’il