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Certes, l’avis était sérieux : le futur conquérant de Lhassa avait déjà montré dans ses expéditions précédentes contre les Tibétains qu’il ne tremblait pas devant des dangers imaginaires ; quant à M. Bons d’Anty, toujours parfaitement informé, il avait en mainte occasion prouvé sa vaillance d’explorateur, et il n’était pas homme à conseiller à la légère de reculer à des officiers français. L’attitude si équivoque, bien que sur le territoire d’une tribu amie, des lamas que nous avions visités le jour même, confirmait l’hostilité signalée et nous présageait mauvais accueil quand nous atteindrions leur domaine propre.

Mais quoi ? Ne savions-nous pas tout cela avant de partir ? Avions-nous pensé faire un voyage d’agrément ? Je lis ces lettres à mes compagnons : « Bonne affaire, » dit simplement l’un d’eux ; « avec ces papiers, on ne s’avisera pas, si nous réussissons, de prétendre que notre entreprise était trop aisée ; si nous y restons, on ne pourra dire que c’est par notre maladresse. » Ce fut toute la délibération : je n’avais plus qu’à remercier le Consul général et le vice-roi de leur sollicitude, en leur annonçant que nous continuions notre route.

Mais ce fut comique de voir la stupeur désolée de notre personnel en recevant l’ordre de reprendre la marche ; les courriers avaient répandu la nouvelle que notre gouvernement nous ordonnait de rentrer, excitant ainsi une allégresse générale. Maintenant notre entreprise allait paraître plus folle encore.

La région où nous avançons est une vaste plaine qu’entoure un cirque de hautes montagnes, rapprochées à l’Est et au Nord, lointaines au Sud et à l’Ouest. À peine si des collines basses y modèlent quelques vallons. La pente est tellement insensible que les cours d’eau ne savent plus leur route : ils tournent sur eux-mêmes en d’invraisemblables méandres. Et cet essoufflement des fleuves à bout de course, arrivés trop tôt au niveau de la mer, se produit ici à 4 000 mètres d’altitude !

En vérité, il semble que sa ceinture de monts isole cette contrée du reste de l’univers : la nature et les hommes ignorent qui les entoure, rien ne vient les troubler, et ils ne veulent que continuer toujours la même vie. Nous qui, avant de parvenir ici, avons dû nous imprimer dans les yeux, dans le cerveau, la vision tragique de la terre éventrée par les fleuves, le vertige de tant d’abîmes, la fatigue de tant d’escalades, nous restons muets d’étonnement devant cet Éden glacé mais si calme, si