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vallée douce, aux pentes gazonnées et arrondies ; au fond un haut massif neigeux, celui de Tama, qui, pendant plusieurs jours, nous servira de repère. Et les bouquets de bois sont nombreux. Quel contraste avec les vallées âpres et farouches qui nous ont conduits jusqu’ici ! En vérité, il n’y avait pas besoin de la Grande Muraille pour nous indiquer que nous changions de royaume.

Bêtes et gens en témoignent à l’envi : tout est dérangé dans leurs habitudes, et ils se montrent singulièrement désorientés. Nos chevaux surtout : nous les avons, suivant la coutume au « Pays de l’herbe, » lâchés pour qu’ils pâturent à leur guise, en nous contentant de les entraver. Nos chevaux chinois, non habitués à cette liberté ni à cette gêne, se jettent les uns sur les autres, se mordent, brisent leurs entraves, et s’enfuient au loin. Il faut organiser une battue pour les ramener. Mais alors a lieu une scène singulière : un de nos chevaux, très grand et très fort pour un cheval chinois, et toujours très difficile, est devenu absolument furieux, et il fond sur qui l’approche. Successivement deux de nos hommes sont renversés par cette bête féroce qui, les maintenant à terre avec ses pieds, se met à les mordre à belles dents : sans le secours des assistans, il les eût infailliblement mis en pièces. Les malheureux en auront pour plusieurs jours avant de pouvoir faire aucun service, tant ils souffrent de ces morsures. Il faudra user de tous les procédés en usage dans le désert, lasso, nœud coulant, etc., pour arriver à reprendre cet animal indomptable.

Puis, subitement, un coup de vent terrible passe, la foudre éclate et des tourbillons de neige nous enveloppent. Toute la nuit, c’est une tempête. Plusieurs tentes mal fixées sont renversées par l’ouragan, et les pauvres diables qu’elles abritaient submergés par l’épaisse masse des flocons : sans doute une autre fois ils planteront mieux leurs piquets. Le tonnerre roule sans interruption. Vraiment, tout est combiné pour inspirer une haute idée des charmes du Tibet !

Mais des épreuves ne sont-elles pas imposées à tous les chercheurs de Toison d’or, et resterait-il quelque contrée vierge à découvrir si, comme la Valkyrie, un cercle de feu ou de glace ne protégeait son repos ? Allons ! cette tempête était de bon augure.

Il n’y parut pas, au matin ! Trois de nos chevaux, les meil-