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se proposait de « rédiger quelques documens » pour le futur historien de la vie morale en France dans ce dernier demi-siècle. M. Bourget était trop modeste ; mais ce qui est sûr, c’est que ce futur historien ne saurait négliger son témoignage. Il trouvera dans les Essais, définis avec une justesse, une précision et une profondeur qu’on n’a pas dépassées, les principaux états d’âme et de pensée qui, de 1850 à 1880, ont, successivement ou simultanément, dominé la conscience française : sur le dilettantisme et sur le cosmopolitisme, sur la religion de la science et sur le « décadentisme, » sur l’abus de l’esprit d’analyse et sur le réalisme, sur le pessimisme et sur la naissance d’un nouveau mysticisme, on ne trouvera rien de mieux, rien de plus subtil, de plus pénétrant et de plus fort tout ensemble que les analyses de M. Bourget. Et de même on peut parler autrement qu’il n’a fait de Baudelaire ou de Flaubert, des Goncourt ou de Stendhal, — de Stendhal surtout, ce pauvre homme et ce mince écrivain à qui est échue l’étonnante fortune d’être admiré en ce dernier demi-siècle comme un maître et un « esprit supérieur » par vingt écrivains qui valaient infiniment mieux que lui ; mais un critique digne de ce nom qui voudrait étudier l’un quelconque des dix « héros[1] » des Essais de psychologie sans tenir compte des impressions et des jugemens de M. Bourget, se disqualifierait par cette indifférence même. Il n’y a de vrai critique que celui dont l’œuvre s’inscrit comme d’elle-même en marge des livres de ceux qu’il a étudiés et jugés.

Et s’il est vrai qu’on se juge soi-même en jugeant les autres, le témoignage que l’auteur des Essais nous livre sur lui-même est peut-être plus significatif encore que son témoignage sur autrui. Les Essais symbolisent dans l’histoire morale de M. Bourget le moment exact où, tout en rendant un dernier et enthousiaste hommage aux maîtres qui ont enchanté et nourri sa jeunesse, il leur dit, presque à son insu, un mélancolique adieu. L’heure des livres est passée ; celle de la vie personnelle est sonnée enfin. Et oui, sans doute, ces livres qu’il a trop aimés, à les relire tous pour en exprimer la substance morale, il s’en éprend ; une fois encore ; ces théories qui l’ont trop séduit, il s’en enivre

  1. Je note encore dans les pages d’introduction de la Nouvelle Revue cette intéressante indication : « Il aurait fallu, pour être logique, commencer par le grand initiateur moderne : Balzac. Mais le travail a été fait par M. Taine, de telle façon qu’il n’y a plus lieu d’y revenir. »