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dont il est l’héritier direct et le plus fidèle disciple. La filiation des méthodes et des points de vue est déjà très apparente dans les Études et Portraits ; elle est plus visible encore dans les Essais de psychologie contemporaine. Il est temps d’en venir à ce livre, l’un de ceux qui ont le plus fortement marqué dans la mêlée des idées de ce temps.

Les Essais de psychologie renferment dix études sur Baudelaire, Renan, Flaubert, Stendhal, Taine, Dumas fils, Tourguenef, Leconte de Lisle, Amiel et les Goncourt ; ces études ont paru successivement de 1881 à 1885, dans la Nouvelle Revue. L’écrivain nous a dit lui-même tout à l’heure l’origine intérieure de cette vaste enquête sur les ailleurs modernes auxquels il était personnellement le plus redevable. Il les considérait non pas précisément comme des auteurs, mais comme des hommes, je veux dire comme des éducateurs d’âme. Partant de ce principe, emprunté à Taine, que « la littérature est une psychologie vivante, » il envisageait leur œuvre à tous, non pas comme un effort ou une réussite d’art, mais comme l’expression d’un certain état d’esprit et d’âme qu’il s’agissait d’analyser et de définir. Distinguant « le point de vue plus désintéressé du psychologue » du point de vue de l’artiste et de celui du philosophe, il disait :


Le psychologue ne s’inquiète guère du bien et du mal, formules mal définies qui supposent une métaphysique tout entière. Il se défie du mot Beauté… Son œuvre, à lui, est de démonter, pièce à pièce, le rouage compliqué de nos associations d’idées. A son regard de curieux, qui va recueillant tous les indices sur notre mécanisme intérieur, le rôle de l’œuvre d’art est double. D’abord elle exprime une sensibilité particulière. Puis elle est une éducatrice de sensibilité, la plus importante dans les âges comme le nôtre, où l’action diminuée, les doctrines indécises, l’hérédité nerveuse laissent un plus grand nombre d’hommes se ramasser sur eux-mêmes et raffiner leur être. Non seulement, en effet, cette œuvre résume des façons originales et nouvelles de goûter le bonheur et la douleur que les nécessités de l’époque ont élaborées, mais encore elle devient un point de départ nouveau pour les hommes nouveaux. Elle les révèle à eux-mêmes. Elle leur accouche le cœur. Ils découvrent, par l’expérience de leurs artistes, dans quelle nuance et jusqu’à quel degré ils peuvent jouir et souffrir[1]

  1. J’emprunte ces lignes qui auront, pour la plupart des lecteurs, la saveur de l’inédit, puisque M. Bourget ne les a pas recueillies, aux quelques pages d’introduction dont il a fait précéder dans la Nouvelle Revue du 15 novembre 1881 le premier article de la série des Essais de psychologie contemporaine, — sur Charles Baudelaire, — et qu’il a intitulées : De la critique psychologique (p. 399-400).