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banqueroute est le dernier mot de cet immense espoir de notre génération, — banqueroute dès aujourd’hui certaine pour ceux qui ont mesuré l’abîme de cette formule : l’Inconnaissable[1]. » Cet abîme, l’auteur des Notes d’esthétique l’a mesuré. Il a lu, depuis peu sans doute[2], les Premiers Principes de Spencer ; il y a trouvé le ferme principe qui lui permettra « de mettre en accord le déterminisme intellectuel et l’action civique, » cette féconde théorie de l’Inconnaissable, qui « remplit, » comme eût dit Pascal, « tous les besoins » de notre nature, et par laquelle se réconcilient les exigences de la raison scientifique la plus sévère et les aspirations les plus impérieuses d’ « un cœur resté chrétien. » C’est cette philosophie sous-jacente qui va faire désormais l’unité intérieure des écrits de M. Bourget ; et c’est elle, dont les conclusions, de plus en plus nettement formulées, vont apparaître avec une vigueur croissante dans la suite de ses œuvres.

Un dernier trait caractérise les études critiques de M. Paul Bourget. Lui-même nous le signale en ces termes dans l’Avant-Propos de ses Études et Portraits : « Leur véritable unité, nous dit-il, réside tout entière dans une méthode d’analyse psychologique appliquée tour à tour à des talens d’écrivains, à des problèmes d’esthétique générale, à des impressions de voyages et à des sensations variées de nature ou d’art[3]. » M. Bourget critique est, en effet, essentiellement un psychologue, et son dessein et sa manière rappellent exactement la manière de Taine,

  1. Études et Portraits, éd. originale, in-16, 1889. Lemerre, t. I, p. 202 (Science et Poésie, 1880).
  2. Les Premiers Principes sont de 1862 ; ils ont été traduits pour la première fois en français par Cazelles en 1876 : c’est à ce moment-là sans doute que M. Bourget en fit la découverte. Il le dit en termes très nets dans la lettre à Charles Ritter que nous avons citée il y a quelques mois : « Le début des Premiers Principes de Spencer enfermait ce développement. C’est de là que je suis parti en 1878 pour arriver à mes conceptions actuelles. » — Voyez encore, dans la Revue du 1er mars 1880, ce curieux passage de M. Bourget sur le Daniel Rochat de Sardou : « Au risque de passer pour pédant, je renverrai M. Sardou à la profession de foi religieuse que le positiviste le plus autorisé de ce temps-ci, M. Herbert Spencer, a mise au début de son grand ouvrage : les Premiers Principes. M. Sardou y verra que de toutes les négations, la négation moderne est précisément celle qui respecte le plus la variété infinie des croyances, précisément parce que, rangeant les solutions sur les premiers problèmes dans la catégorie de « l’inconnaissable, » elle ne se reconnaît en aucune manière le droit de combattre aucune de celles que l’imagination suggère aux fidèles des diverses religions. »
  3. Études et Portraits, édition originale, p. I ; — cet Avant-Propos n’a pas été conservé dans l’édition définitive (Plon, in-8, 1900), qui a été très remaniée.