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terrible vint surprendre le futur écrivain de la Barricade : il n’avait pas dix-huit ans. Ce furent « les heures les plus cruelles de sa jeunesse, celles où il eut, adolescent, presque enfant, une trop précoce révélation de la férocité de la vie[1]. » Comme pour bien d’autres jeunes hommes de sa génération, l’ébranlement moral fut profond en lui. Que de fois, dans son œuvre, le souvenir des sombres jours reparaît, avec son cortège de visions désolantes ou funèbres, avec l’idée, aussi vibrante qu’alors, du « grand devoir du relèvement de la Patrie. » Qu’on se rappelle Pendant la bataille (Recommencemens), le Père Theuriot (les Cousins d’Adolphe), et la très éloquente Préface du Disciple, « à un jeune homme : » « Tu n’as plus, toi, pour te soutenir, la vision des cavaliers prussiens galopant victorieux entre les peupliers de la terre natale. Et de l’horrible guerre civile tu ne connais guère que la ruine pittoresque de la Cour des Comptes… Nous autres, nous n’avons jamais pu considérer que la paix de 71 eût tout réglé pour toujours[2]. » Ces images et ces pensées sont de celles qui mettent un pli de tristesse indélébile sur le front.

Hélas ! pour résoudre les questions vitales qui s’imposaient à cette jeunesse anxieuse, la génération précédente, il faut bien l’avouer, ne lui avait pas légué de bien fermes principes, ni de bien encourageantes perspectives. Les Origines de Taine ne seraient pas ce qu’elles sont dans l’histoire de la pensée contemporaine, si elles n’exprimaient avant tout l’effort, presque tragique, d’un puissant et généreux esprit pour réagir contre une partie de son œuvre, contre lui-même, pour tâcher de trouver un remède au malaise moral et social qu’il sentait grandir autour de lui. Dans les premières pages de l’Échéance, Bourget a rendu avec une rare force de pénétration et de style ce malaise qui fut celui de toute sa génération. « Foi absolue à la science, » croyance au « dogme de la nécessité, » tel était le premier article du credo qu’elle héritait de Taine et de Renan.

  1. Pendant la Bataille (Recommencemens, Plon, in-16, p. 249).
  2. Le Disciple, éd. originale. Préface, p VI. — Dans les Sensations d’Italie (éd. définitive, p. 324), l’écrivain nous parle du « claquement des fusillades qu’il entendait sur Paris du fond de son collège, au mois de mai 1871. » « Ah ! jamais je ne l’oublierai ! » s’écrie-t-il. Voyez aussi, dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux du 30 octobre 1910, une lettre de M. Bourget, datée du 27 mai 1871, et adressée avec des vers à Agar : la lettre et les vers du jeune poète sont comme « un cri de son cœur épouvanté. »