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de ses promenades à leur recherche. » L’ouvrage ne fut pas achevé, mais de ces promenades, et des impressions de nature * qu’elles déposèrent dans l’âme de l’enfant nous devons avoir un écho dans les belles pages descriptives du Disciple, l’un des livres où M. Bourget, je crois, a mis le plus de lui-même. Et l’on se rappelle aussi, dans la Préface de ce même Disciple, l’enthousiaste éloge de la bourgeoisie française : « Ah ! la brave classe moyenne, la solide et vaillante bourgeoisie que possède encore la France !… » Nul doute que nous n’ayons là comme le résidu de l’expérience sociale de ces années juvéniles, dans ce milieu simple, laborieux, strictement attaché à la minutie, méritoire parfois jusqu’à l’héroïsme, des humbles devoirs quotidiens.

« Bon élève, sans rien de saillant, avec une infériorité marquée sur ses propres forces, » dès qu’il s’agissait d’un « travail de commande, » l’enfant, qui vivait beaucoup en lui-même, souffrit infiniment de l’internat, dont il devait plus tard dénoncer les vices secrets avec une virulence singulière[1]. « Dans les deux lycées, nous dit-il, où je passai cette première partie de ma jeunesse, à Clermont d’abord, puis à Paris, la discipline n’existait guère et la surveillance de nos lectures était si superficielle que nous vivions dans la familiarité des ouvrages les plus difficiles à bien comprendre pour de très jeunes intelligences, A quinze ans, mes camarades et moi nous savions par cœur les deux volumes de vers d’Alfred de Musset, nous avions dévoré tous les romans de Balzac et ceux de Stendhal, Madame Bovary et les Fleurs du mal. » Joignons-y Taine et Renan, un peu plus tard sans doute, puis Barbey d’Aurevilly, et peut-être surtout Goethe. Après Shakspeare et Walter Scott, voilà les inspirateurs de cette jeune pensée, voilà les maîtres dont les Essais de psychologie nous diront bientôt la persistante influence. Les inconvéniens d’une pareille intoxication livresque, quand elle est ainsi prématurée, sont de plus d’un genre. Ne parlons pas des inconvéniens moraux, qui sont réels, quoi qu’on en puisse dire. La brusque invasion dans un cerveau d’adolescent sans défense de tous ces livres modernes où tant d’élémens troubles et malsains se mêlent aux idées bienfaisantes peut fausser à tout jamais sa conception du monde et de la vie.

  1. Voyez notamment Un crime d’amour, ch. II.