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l’animal pense, qu’il raisonne même, qu’il soit capable de concevoir autre chose que lui et même tout un groupe d’êtres semblables à lui. C’est précisément pour cela que les animaux ont aussi une morale à eux ; c’est pour cela que l’abeille a la morale de la ruche. Mais ce que le philosophe sait, et tout le monde avec lui, c’est que l’abeille ne conçoit pas l’univers, encore moins un principe de l’univers. Jamais elle ne se dira : Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle pour tout être doué de raison et de liberté, alors même que cet être ne serait pas une abeille, alors même qu’il ne serait pas un homme. L’homme, lui, tout homme qu’il est, se dit cela ; il pense universellement, il peut donc, du même coup, agir universellement. Et c’est pourquoi la morale de l’homme est suranimale, surhumaine. Et c’est pourquoi encore Pascal a dit : « Toute notre dignité relève de notre pensée. » Tout notre honneur aussi. Par pensée, Pascal entendait, avec Descartes, le pouvoir de se placer soi-même dans le tout et, qui plus est, de dépasser le tout pour concevoir une unité profonde qui lui est immanente et ne peut cependant se confondre avec lui. Abeilles et fourmis n’en pensent pas si long, et c’est à ce titre que l’homme se considère comme supérieur. L’honneur n’est que le sentiment de cette supériorité ; l’honneur n’est que la conscience du roseau pensant.

« O la vile et abjecte créature que l’homme, dit Montaigne, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » Mais, ajoute-t-il, « de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux, ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité. » — Est-ce bien sûr ! L’homme peut concevoir quelque chose d’autre et de plus que lui ; il a l’idée non seulement de son moi, mais de l’humanité ; il a l’idée non seulement de l’humain, mais du surhumain. Il peut donc se hausser à son idée, se monter au-dessus de soi par la force de son idée ; et c’est en cela même que la morale consiste.

La dignité et la précellence de la pensée, capable de concevoir le moi et le tout, voilà donc ce que le moraliste doit surtout faire comprendre aux jeunes gens comme aux hommes. La pensée a ce privilège de pouvoir tout juger, apprécier et évaluer. Elle peut, au nom de l’idéal qu’elle conçoit, mettre en question toutes les réalités. Elle peut poser un point