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« bêtes de troupeau » qui forment la société humaine, il devient à son tour un apôtre ardent de l’humanité et même de la surhumanité. Il veut que la vie se dépasse sans cesse elle-même, que l’humanité entière se dépasse, qu’elle se fonde en quelque chose de supérieur à l’humain. Son surhomme n’est pas, comme le croient trop souvent tant de littérateurs nietzschéens, un individu, c’est un genre ; c’est le genre surhumain opposé au genre humain qui en est gros et doit l’enfanter. Le messie de la religion prêchée par Zarathoustra n’est pas un homme supérieur, mais une humanité supérieure. Zarathoustra, le libertaire en morale, finit par être un surhumanitaire.


IV

Une grande idée qu’on peut savoir gré à Guyau et à Nietzsche d’avoir mise en pleine lumière, c’est la « création de valeurs nouvelles, » en d’autres termes, la création morale, l’invention morale. On a trop insisté, dans les siècles antérieurs, sur le caractère achevé et immuable des idées morales ou sociales, des lois et « tables de valeurs. » Cette insistance était naturelle et logique, puisque la morale était considérée, tantôt comme l’expression de l’immuable volonté d’un législateur suprême, tantôt comme l’expression des conditions immuables de la Cité, ou des besoins immuables de l’Humanité.

En individualisant la morale dans une large mesure, notre époque en a fait une création de la conscience personnelle, qui d’ailleurs enveloppe en soi un trésor d’humanité. Les génies moraux trouvent des valeurs nouvelles, comme la bonté, la charité, la pitié, le pardon. Les simples caractères moraux, fussent-ils les plus humbles, s’ils ne créent pas pour l’humanité entière des valeurs absolument nouvelles, créent en eux-mêmes la réalisation originale de valeurs déjà connues ; par la vie propre qu’ils leur donnent dans leur cœur, ils les individualisent, ils les transforment à l’image de leur personnalité. Le plus modeste des hommes de bien est un artiste, qui agit non plus sur une matière morte, mais sur une matière vivante ; et cette matière qu’il façonne, c’est lui-même, c’est sa propre vie intérieure, à laquelle il donne une intensité nouvelle et une nouvelle extension. De plus, comme tout artiste, il agit sous une idée, il se crée un idéal, analogue sans doute à