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moindre émotion du quartier général se traduisait par un coup de télégraphe ; la secousse était à peine arrivée qu’un nouveau coup communiquait une impulsion nouvelle. Dégoûtés par ces va-et-vient perpétuels, impatientés par ces marches et ces contremarches sur des routes toujours les mêmes, officiers et soldats se demandaient si vraiment ils avaient quelqu’un à leur tête. Les régimens se déplaçaient, partaient, arrivaient sans comprendre pourquoi, ignorant qui les précédait ou qui les suivait, perdant, dans cette stérile agitation, plus de forces que dans plusieurs batailles et, souvent, dans leurs pérégrinations, se heurtant à des camarades surpris de les rencontrer. Que voulez-vous que devienne un général qu’à chaque instant on lance, on retient, on appelle, on renvoie, on recule, on porte à gauche, à droite ? Quelle initiative peut-on attendre de lui ? À ce métier, le plus fougueux coursier de race devient une haridelle de fiacre. Chacun n’entrait dans une conduite que jusqu’au point où cela était nécessaire pour ne pas désobéir, pas assez à fond pour ne pas se retourner et s’engager dans la conduite opposée. On racontait que lorsqu’un officier recevait l’ordre de se mettre en marche, il disait à son ordonnance : « Alors, ne prépare rien, nous allons rester. » « Hâte-toi de tout emballer, nous allons partir, » disait-il au contraire lorsqu’on lui annonçait l’ordre de rester.

Ces contradictions désolaient les soldats autant que les généraux. Ainsi on envoie une division en toute hâte sur un point ; les soldats se dépêchent, arrivent, et se couchent sur leurs sacs pour se reposer. Survient un officier ou un aide de camp : « Retournez d’où vous venez. » Et quelque chose énervait les soldats plus encore que les ordres et les contre-ordres, c’était les stationnemens d’attente. Un mouvement devait-il s’exécuter à dix heures, on rangeait les troupes dès cinq heures du matin et elles demeuraient, le sac au dos, le fusil au pied pendant des heures et des heures mortelles. Le signal du départ était-il enfin donné, ils étaient déjà exténués. On eût compris que ces pauvres gens se fussent couchés le long des routes, disant à leurs officiers : « Allez vous promener ! jusqu’à ce que vous sachiez ce que nos chefs veulent. » Le général Frossard a décrit leur état : « Confiance, entrain, bonnes dispositions : ce qui les excédait, c’étaient les ordres, contre-ordres, marches, contremarches. Dès qu’on leur paraissait aller en avant, leur cœur se