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hostiles à la Révolution française, mais encore et surtout Taine et Renan, se plaint de ce que, à notre époque, personne ne sait plus commander ni obéir, surtout commander. Quels sont ceux qui sont devenus les arbitres de la destinée des peuples et des États ? Ce sont les « petits, » les ignorans, les « inaptes, » les inférieurs. Ils sont le grand nombre (ou du moins, le grand nombre d’aujourd’hui), et, grâce à eux, l’intérêt du plus grand nombre actuel est préféré aux intérêts plus élevés du plus grand nombre à venir, aux intérêts de la nation, à ceux de la race, à ceux de l’humanité. Pour égaliser les hommes, on les a nivelés ; qui ne s’est pas plaint de ce résultat ? On espérait que les citoyens se classeraient spontanément selon les rapports effectifs de leur valeur sociale ; mais cette subordination, cette classification s’est montrée fort incertaine ; ce sont généralement les médiocres, parfois les pires qui ont triomphé ; Renan et Taine nous l’ont dit sur tous les tons, et Nietzsche le répète. La liberté politique s’est tournée en anarchie sociale ; elle est le prétexte grâce auquel les intérêts particuliers réussissent trop souvent à vaincre les intérêts collectifs. La Révolution française avait montré un optimisme démocratique qui passait les bornes. Son idéal de fraternité et d’égalité, conçu à une époque d’enthousiasme et de foi, cachait en réalité, selon la remarque d’un historien de Nietzsche, M. Orestano, « l’extension à de plus vastes sphères sociales du pouvoir d’entrer en lutte avec les classes plus élevées, dans le combat pour l’existence. » Ce combat, depuis la Révolution, n’en est devenu que plus vaste et plus terrible. Avant Nietzsche, Auguste Comte avait résumé ce qui manque à notre époque de dissolution et d’analyse, en disant que ce dont la société moderne a besoin, c’est : « Organisation, organisation, organisation. » Nietzsche a reproduit les mêmes critiques, mais il est demeuré incertain entre une forme sociale absolument individualiste, dont la constitution devrait, à chaque moment, résulter de la graduation spontanée de puissances individuelles, et une forme sociale à castes fixes, où la puissance serait héréditaire. Les différentes vues sociales de Nietzsche, aux diverses époques de sa vie, se rattachent tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces deux conceptions, dont l’une tend vers l’anarchie, l’autre, vers la hiérarchie aristocratique des vieilles sociétés.

Nietzsche se plaint de ce que, aux époques démocratiques, on déteste la volonté de puissance. Si elle éclate quelque part, chez