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victorieuse dans un organisme, elle a un résultat, la mort. L’anarchisme accepte d’ailleurs l’idée de destruction et de mort comme une condition de la vie ultérieure et de la grande résurrection sociale. « Tout discours sur l’avenir est criminel, dit Bakounine, car il entrave la destruction pure et arrête le cours de la révolution. » L’illuminisme anarchiste s’imagine qu’il suffira de tout mettre bas pour que tout se relève sur les fondemens de l’égalité et de la fraternité universelles. Il se confie aveuglément à la spontanéité de la nature. Comment donc expliquera-t-il, depuis tant de siècles que l’humanité souffre et peine, que cette sublime spontanéité ne se soit pas encore fait jour ?

Un autre argument des libertaires est tiré des inconvéniens qu’entraîne par lui-même l’état social. Tout homme, dit Tolstoï, par cela seul qu’il accepte et remplit une place dans l’organisation sociale, dans la magistrature et en particulier dans l’armée, en arrive nécessairement à faire le mal. Il est victime morale de la solidarité sociale. Cette doctrine est l’exagération d’une grande vérité : il est certain que le mal fait par les uns entraîne les autres à faire mal eux-mêmes, fût-ce malgré eux. Nous sommes solidaires dans le mal comme dans le bien. Notre péché originel consiste non seulement à naître hommes, mais à naître parmi d’autres hommes, imparfaits comme nous, avec lesquels nous sommes partiellement en rivalité et en guerre. De là ce qu’un philosophe français, Renouvier, appelait le « droit de guerre » subsistant au sein même de la paix. Mais ce n’est là qu’un côté des choses : la solidarité dans le mal est compensée, et au-delà, par la solidarité dans le bien. Tolstoï, nouveau prophète, nous répète sans cesse sa grande parole : « Votre salut est en vous. » Renoncez à tout gouvernement, pour renoncer du même coup à toute violence ; refusez le service militaire ; refusez toute application de la pénalité ; soyez non résistant au mal. Le poète de l’anarchie sentimentale, le grand moraliste qui a prêché la religion de la souffrance humaine ne se demande pas, lui non plus, s’il suffit de supprimer toute loi sociale, sous prétexte qu’elle a des inconvéniens, pour réaliser la bonté des âmes. D’un trait de plume il efface l’expérience séculaire de l’humanité. Lentement accumulée par une série d’efforts à travers les âges, cette expérience n’a-t-elle pas organisé, quoique bien imparfaitement, les conditions extérieures de la moralité intérieure ? Tolstoï raisonne comme si les hommes étaient des