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paresse, de la crainte sur le désir, — contrainte de la raison sur les passions, — contrainte de la volonté sur l’ensemble des tendances ; et vous voulez supprimer toute contrainte extérieure, alors que vous êtes vous-même intérieurement un système de contraintes sans lesquelles vous ne pourriez pas vivre !

Les libertaires sont ordinairement, du même coup, des égalitaires : ils croient que les individus laissés libres en face les uns des autres se feront immédiatement équilibre, que la suppression des inégalités d’origine sociale ou politique laissera en évidence les égalités naturelles Et certes, ils ont raison de vouloir supprimer les inégalités factices ; mais ils oublient que, si l’inégalité règne, c’est surtout entre les capacités naturelles des hommes et entre les circonstances du milieu. L’un est plus intelligent que l’autre, ou plus fort, ou de santé meilleure, ou plus actif et de meilleure volonté. Dans les rapports de l’homme avec la nature, il y a des chances heureuses, des situations privilégiées. Ici on rencontre une source d’eau vive qui manque ailleurs ; la terre sur laquelle celui-ci est né est fertile, tandis que cet autre est né sur un sol ingrat. Tel individu ou telle libre association d’individus a découvert un minerai utile, les autres s’en trouvent dépourvus. Que sais-je ? S’imaginer que l’inégalité vient uniquement des lois civiles et politiques, surtout des lois morales, qui ont précisément pour but de rétablir l’égalité de droit et de cœur entre les hommes, c’est, dirait Spinoza, « rêver les yeux ouverts. »

Les anarchistes s’accordent avec les socialistes pour faire la critique des origines de nos législations, de notre droit, de nos gouvernemens, de notre politique. Ils n’ont pas de peine à montrer que ces origines sont trop souvent le droit du plus fort, la conquête, le privilège, l’exploitation, soit sous forme violente, soit sous forme légale. Mais ils oublient deux vérités essentielles de la sociologie. La première est que, jusque dans la violence et le triomphe des forts, qui remplit l’histoire, il y avait le germe de certains services sociaux rendus aux vaincus par les vainqueurs, qui leur assuraient une certaine sécurité. La seconde est que l’origine d’une chose est le plus souvent différente de son usage final. Dans les organismes vivans, l’origine des organes n’est pas la même que leur fonction actuelle : telles cellules qui n’avaient d’abord d’autre but qu’elles-mêmes ont été utilisées plus tard pour un but tout différent. Quand l’anarchie est