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toute-puissance individuelle ; enfin la force publique, l’armée est le mensonge par excellence, car elle se dresse devant l’individu pour assurer le dernier mot au groupe ; elle se dresse aussi devant les groupes voisins appelés nations pour maintenir les patries au-dessus des individus et empêcher l’émancipation universelle.

Le principe de la doctrine libertaire, telle que l’entend aujourd’hui son principal théoricien, Kropotkine, c’est que l’unique mobile de l’homme est « la recherche des plaisirs[1]. » L’homme qui « enlève le dernier morceau de pain à un enfant » ou « l’homme qui partage son dernier morceau de pain avec celui qui a faim » agissent également pour leur plaisir et pour « satisfaire un besoin de leur nature. » Seulement, c’est aussi un besoin de la nature que de haïr certaines actions : « J’obéis à un besoin de ma nature en haïssant la plante qui pue, la bête qui tue par son venin et l’homme qui est encore plus venimeux que la bête. » Les actions ne sont donc pas pour nous indifférentes. Est réputé bon « ce qui est utile pour la préservation de la race, mauvais ce qui lui est nuisible, il est utile à la race de faire aux autres ce qu’on voudrait qu’ils vous fissent dans les mêmes circonstances. C’est le principe de la « solidarité. » — « En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’était laissé enlever. » Point d’autres liens que ceux que les libertés forment ou rompent à leur gré ; la solidarité volontaire ou l’entr’aide remplaçant partout la lutte pour la vie, l’harmonie naissant du libre jeu des inclinations humaines, sans le secours des institutions de justice ou de gouvernement ; voilà l’idéal anarchiste et libertaire[2]. L’atomisme social, l’amorphisme social, je ne sais quoi de toujours mouvant, de malléable et de fluide, aux formes changeantes comme les nuages ; plus d’organisme où les parties se commandent et se nécessitent, des corps animés qui se conduiraient comme de purs esprits, une sorte de cité céleste où l’amour de soi remplacerait l’amour de Dieu et accomplirait sur terre les mêmes prodiges spirituels, tel est le rêve libertaire. Supprimons les lois, y compris la loi morale, l’homme deviendra pour l’homme non pas « un loup, » comme le croyait Hobbes, mais un agneau dans la nature changée en Eden.

  1. La Morale anarchiste, p. 5.
  2. Voyez l’Entr’aide du prince Kropotkine (Hachette, 1906).