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LE MYSTÈRE DE L’INDE.

monde avec étonnement. Il y avait en eux des abîmes de tristesse et de ressouvenance. Gotama passa son enfance dans le luxe et l’oisiveté. Tout lui souriait dans le jardin somptueux de son père, les bosquets de roses, les étangs émaillés de lotus, les gazelles familières, les antilopes apprivoisées et les oiseaux de tout plumage et de tout ramage qui foisonnaient à l’ombre des açokas et des manguiers. Mais rien ne pouvait chasser l’ombre précoce qui voilait son visage, rien ne pouvait calmer l’inquiétude de son cœur. Il était de ceux qui ne parlent pas parce qu’ils pensent trop.

Deux choses le rendaient différent des autres hommes, le séparaient de ses semblables comme par un abîme sans fond : d’une part, la pitié sans bornes pour les souffrances de tous les êtres ; de l’autre, la recherche acharnée du pourquoi des choses. Une colombe déchirée par un épervier, un chien expirant sous la morsure d’un serpent, le remplissaient d’horreur. Les rugissemens des fauves, dans les cages des montreurs de bêtes, lui paraissaient plus douloureux, plus effrayans encore que les râles de leurs victimes et le secouaient d’un immense frisson, non de crainte mais de compassion. Comment, après de telles émotions, pouvait-il se réjouir des fêtes royales, des danses joyeuses, des combats d’éléphans, des cavalcades d’hommes et de femmes qui passaient sous ses yeux aux sons des tambours et des cymbales ? Pourquoi Brahma avait-il créé ce monde, plein de douleurs affreuses et de joies insensées ? Où aspiraient, où allaient tous ces êtres ? Que cherchaient ces files de cygnes voyageurs qui s’envolaient, au printemps, plus haut que les nuées, vers les montagnes, et revenaient à la saison des pluies vers la Yamouna et le Gange ? Qu’y avait-il derrière les masses noires du Népal et les énormes dômes de neige de l’Himalaya qui s’entassaient dans le ciel ? Et lorsque, par les soirs étouffans de l’été, le chant langoureux d’une femme sortait des galeries cintrées du palais, pourquoi l’étoile solitaire s’allumait-elle, flamboyante, sur le rouge horizon de la plaine torride, brûlée de fièvre et noire de torpeur ? Était-ce pour lui dire qu’elle aussi palpitait d’un amour inassouvi ? Est-ce que, dans ce monde lointain, la même mélodie s’égrenait peut-être dans le silence de l’espace ? Est-ce que là-bas régnait la même langueur, le même désir infini ? Une fois ou l’autre et comme se parlant à lui-même, le jeune Gotama avait adressé ces questions à ses