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découvrir et à rendre, dans des choses jusque-là dédaignées, une poésie insoupçonnée. Au prix de quelles machinations, ou comme on disait, en langage d’atelier, de quelles <t ficelles, » c’est ce que nous voyons aisément dans ce tableau : des oppositions violentes de cave et de plein soleil, des empâtemens énormes juxtaposés pour accrocher la lumière, des frottis secs, encore visibles çà et là : toute une maçonnerie où le chiffon, le grattoir, le bouchon et le couteau à palette viennent en aide à la brosse, auxiliaires irréguliers. « Ce sont des moyens : je voudrais bien arriver au même résultat à moins de frais ; mais j’ai appris tout seul ou peu s’en faut, » disait-il mélancoliquement au peintre Amaury Duval, un jour que celui-ci, étant venu le voir et l’ayant trouvé peignant son Supplice des crochets, s’étonnait de le voir y mettre tant d’empâtemens.

C’était sa préoccupation constante. Cette exécution qui nous paraît pénible le peinait. Cette complication était sa torture. « Un jour, raconte Sensier, Millet, en son atelier, entendit frapper à sa porte. Un monsieur barbu entra et lui dit : « Je suis Decamps, le peintre… voulez-vous me montrer ce que vous N faites ? » Cela se passait à Barbizon. Decamps venait à cheval de Fontainebleau où il était en train de peindre ce tableau que nous avons sous les yeux. Millet fit passer devant lui tout ce qui était digne de Decamps, et celui-ci, redevenu presque silencieux, regardait, comme un homme qui souffre regarde un heureux : « Ah ! c’est bon, c’est peint comme je voudrais peindre ; vous ne savez pas quel mal on a pour se débarrasser d’une mauvaise éducation ! J’aime voir la peinture robuste, saine, jeune… » Decamps était venu presque en cachette chez Millet. Il avait donné en garde son cheval à l’entrée du village, était passé derrière les jardins pour ne rencontrer personne. « Je suis venu comme un braconnier vous surprendre, disait-il ; je ne veux voir aucun artiste ; je viens vous voir, vous, vous seul pour moi, » et il repartit content… Il revint, mais jamais il n’entra dans la maison de Millet ; jamais il ne lui dit de venir le voir à Fontainebleau.

Tel était l’homme, mystérieux en tout, aussi muet sur sa vie journalière que sur ce fameux voyage d’Orient qu’il avait fait dans sa jeunesse, qu’il peignit toujours et dont il ne parla-jamais. « On voyait qu’il souffrait, dit Millet, il souffrait comme un homme qui cherche et s’égare toujours. » Regardez