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scientifique sans y réussir jamais. Après avoir voulu la transformer en histoire naturelle des esprits, destinée à classifier en genres et en espèces l’immense famille des mentalités humaines, Sainte-Beuve a reculé, pour revenir à l’appréciation des valeurs esthétiques. Taine, après avoir proscrit la critique qui juge, condamne, absout, au profit d’une science littéraire destinée seulement à constater des phénomènes et à établir des lois, a éprouvé le besoin de juger à son tour, de condamner et d’absoudre, suivant la durée du caractère, sa bienfaisance, et la convergence des effets, réintroduisant ainsi dans cette prétendue science l’élément subjectif que, précisément, il s’agissait de chasser. Brunetière, lorsqu’il appliquait à la comédie ou au drame la théorie de l’évolution, ne renonçait pas à l’appréciation morale de chaque genre, de chaque œuvre, de chaque individu. Il faudrait essayer une bonne fois de donner à la critique cette objectivité, qui seule peut faire d’elle autre chose qu’un jeu inutile de l’esprit ; il faudrait qu’elle devînt une connaissance pure, aussi impersonnelle, aussi impassible que la mathématique ou que la physique. Pour cela, qu’on n’essaye plus de remonter à l’homme par l’œuvre, et d’établir des psychologies fantaisistes ; qu’on se garde, surtout, de la manie de rechercher les valeurs. Du moment où on déclare : ceci est beau, ceci est laid, on est perdu ; on a porté un jugement personnel, que d’autres ne partagent pas, qui sera contredit demain, et qui n’a point de valeur durable. Il faut arriver à dire simplement : ceci est. Le critique doit dresser l’inventaire du contenu des œuvres littéraires : rien de plus, rien de moins. Il dégagera, comme un chimiste, les élémens constitutifs de l’œuvre étudiée : sensations, images, sentimens, idées ; travail commun des sensations et des sentimens, des sentimens et des idées. Il classera ces produits sous des rubriques générales : la conception du temps, par exemple ; celle du lieu ; celle de l’individu ; celle de l’espèce. Ce travail de dépouillement et de classification, supposé terminé, donnera l’immense tableau de ce que l’âme humaine a produit. Alors la critique sera devenue une science, la première de toutes, la science du réel. Car la réalité n’existant que dans la mesure où elle est conçue par nous, analyser la façon dont un auteur l’a conçue, c’est analyser une partie de la réalité elle-même ; embrasser toutes les interprétations de tous les auteurs, c’est embrasser la réalité tout entière. Voulant donner un exemple à