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d’appliquer cette peine, à supposer qu’on y songe, sera du côté non pas des ouvriers, mais du gouvernement. On peut mettre en prison quelques individus, mais non pas des centaines ou des milliers, et, si une nouvelle grève éclate, c’est plus par milliers que par centaines que les ouvriers y prendront part. Comment se faire illusion à ce sujet ? Dans la dernière grève, il y a eu plus de 3 000 révocations : cependant, on peut le dire aujourd’hui que l’incident est terminé, le personnel des chemins de fer, dans son ensemble, n’a montré aucune ardeur à suivre les mots d’ordre qui lui ont été donnés ; mais le jour où il obéira, il y aura beaucoup plus de 3 000 délinquans à poursuivre et à condamner. Que fera-t-on d’eux ? L’amende est une sanction pour rire, la prison est une sanction irréalisable : si donc le Conseil des ministres les a préférées à la retenue de la retraite, nous en sommes fâchés, mais il a perdu son temps. Pourquoi, d’ailleurs, reculer devant la retenue de la retraite ? Il est bien entendu qu’on restituerait à l’ouvrier les versemens opérés par lui, et qu’il serait seulement privé du bénéfice de ceux qui auraient été versés par les Compagnies et par l’État. Dès lors, de quel droit se plaindrait-il ? Il aurait violé le contrat qui lui assurait certains avantages : ne serait-il pas juste qu’il les perdît ?

Le gouvernement semble avoir trop oublié, dans la préparation de ses projets, qu’il s’agit en effet d’un contrat entre la Compagnie ou l’État agissant lui-même comme Compagnie de chemin de fer, et l’ouvrier qui, après s’être engagé dans des conditions qu’il connaissait, manque à rengagement qu’il a pris. De cet oubli vient la conception dangereuse et fausse du projet que le gouvernement annonce sur la conciliation et sur l’arbitrage : de tous ses projets, c’est le plus grave, celui qui mérite de retenir le plus longtemps l’attention. Les cheminots ont-ils, oui ou non, le droit de faire grève ? S’ils l’ont, comment peut-on les en priver ? S’ils ne l’ont pas, pourquoi leur donner des compensations à ce qu’on leur enlève, puisqu’on ne leur enlève rien ? C’est pourtant ce que fait le projet ministériel. — Nous vous privons d’un droit qui appartient aux autres ouvriers, dit-il aux cheminots ; mais rassurez-vous : nous allons entourer votre situation de toute une série de garanties qui n’appartiendront qu’à vous et vous mettront dans une citadelle inexpugnable ! — Et le gouvernement imagine, en effet, tout un système de conseils de conciliation et d’arbitrage, à quatre ou cinq étages superposés, qui est bien l’œuvre la plus compliquée et à quelques égards la plus singulière qu’on ait encore vue. Au surplus, si sa conception pouvait se