Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/945

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au milieu du XVIIe siècle, à une époque qui est pour l’Italie une époque de décadence : déclin de la vie publique, corruption des mœurs, indigence des arts. L’un est comme l’antithèse de l’autre. « Celui-là est toute tranquillité ; celui-ci tout mouvement. Le premier est ingénu, le second licencieux. » Et cependant, ils se rapprochent sur ce point que tous deux savent unir en une admirable harmonie les qualités de l’École vénitienne, la sensualité païenne à la magnificence aristocratique.

C’est sur la période obscure des origines et de la formation de Tiepolo que les recherches érudites de M. Molmenti ont apporté la lumière. Après un long discrédit, la réhabilitation est venue pour Tiepolo. L’exposition de ses œuvres à l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance, exposition ouverte à l’Académie de Venise, en mai 1898, et à Wurzbourg, — où ses fresques décorent le palais des princes-évêques, — avait établi l’injustice de cet oubli. Mieux encore que M. Ricci, qui avait déjà noté les leçons que Tiepolo a reçues et les influences qu’il a subies, M. Molmenti a montré en quelle estime doit être tenu celui que de son temps on appelait « le prince des peintres, » et il nous le fait voir sous un aspect tout nouveau. Les œuvres ne manquent pas pour cette étude. « Au déclin du XVIIe, dit le savant biographe, entre les souvenirs récens de gloire et de conquête et les présages de décadence, — flux et reflux éternels de l’histoire, — la vie à Venise n’est qu’une suite de violences et de contradictions qui se manifestent dans l’art et dans les mœurs. A la mort de Tintoret (1591), les successeurs du grand artiste sont incapables de continuer l’œuvre magnifique qui s’était déroulée sans interruption pendant deux siècles, des Madones de Jacques Bellini au Miracle de Saint-Marc de Jacques Tintoret. »

« Venise au XVIIe siècle est une île enchantée, une abbaye de Thélème, une grève rose au pays de Tempe ; la claire et folle cité des mascarades, des sérénades, des travestissemens, des divertissemens, des embarquemens pour Cythère.

« Au XVIIIe siècle tout ce qui a du temps et de l’argent à perdre accourt à Venise comme à la cité de l’univers où l’on s’amuse, Venise est la Cosmopolis du plaisir, Venise est le caravansérail de la fête. Et Venise est cette étrange hôtellerie de Candide où l’élève de Pangloss, dînant un soir en compagnie de six étrangers, s’aperçut à sa grande surprise que tous étaient rois : « Messieurs, leur dit-il, voilà une singulière plaisanterie. Pourquoi êtes-vous tous rois ? Pour moi, je vous avoue que ni moi, ni Martin nous ne le sommes[1]. »

  1. Philippe Monnier, 1 v. Perrin et Cie.