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Tolstoï ont-elles d’habitude peu de portée pratique comme peu de valeur scientifique.

En vrai rural, la question qui l’a le plus passionné, c’est assurément celle de la terre. Nous savons de quelle façon, et avec quelle intransigeance, il la résolvait. Il apportait, à défendre sa thèse, une patience et une ardeur que n’égalait pas, malgré ses efforts, sa connaissance du sujet.

Lors de ma visite à Iasnaïa Poliana, il m’interrogea avec insistance sur cette grave question, alors agitée par toute la Russie. « Je sais que vous n’êtes pas de mon avis, me répétait-il, mais je voudrais savoir vos raisons. » Comme j’étais venu pour l’entendre, non pour discuter avec lui, j’essayai en vain de me dérober. « La terre, m’affirmait Tolstoï, ne cesse partout de monter, avec la rente du sol ; sans lois agraires, elle deviendra partout inaccessible au paysan. — Pardon, répondais-je, si le prix de la terre s’élève toujours en Russie, grâce sans doute à l’accroissement de la population, il a beaucoup baissé en France, en Angleterre, dans presque tout l’Occident. — Comment, répliquait Tolstoï, en êtes-vous bien sûr ? cela m’étonne singulièrement ! » J’étais encore plus étonné de sa surprise, songeant que, depuis des années, cette question était sa principale étude.

Comme il m’exposait la nécessité pour la Russie d’une vaste liquidation agraire, et qu’il me répétait : « Quelle objection y faites-vous ? — Il se peut, lui répondis-je, que vous soyez amené à une nouvelle loi d’expropriation ; mais cette fois encore, il vous faudra indemniser les propriétaires. — Les indemniser ! s’écriait Tolstoï, pourquoi donc ? Leur soi-disant propriété n’est qu’un vol ; je ne vois aucun motif à indemnité. — Il y a pourtant, repris-je, des cas où votre intransigeance même aurait peine à contester tout dédommagement. La plupart de vos terres seigneuriales sont hypothéquées ; souvent des étrangers même des Français par exemple, ont prêté à vos Banques sur ces hypothèques. En cas d’expropriation, prétendez-vous dépouiller ces prêteurs qui étaient de bonne foi, qui vous ont avancé des fonds pour l’amélioration de vos terres ? — C’est là un cas auquel je n’avais pas songé, confessait Tolstoï avec embarras ; en pareil cas, oui ; la justice obligerait à rembourser les prêteurs. » On voit quelle était la bonne foi, et en même temps, l’ingénuité de ce grand réformateur. Il avait passé toute