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Civilisation ne sont que des idoles creuses, condamnées par le Christ et par les prophètes. Pour sauver l’humanité et renouveler la face de la terre, il faut d’abord sacrifier toutes ces fausses divinités que l’homme a trop longtemps servies.

Tel est l’Evangile de Iasnaïa Poliana. On ne s’étonne pas que, à son tour, peu de lecteurs l’aient pris à la lettre, et que, ainsi que les anciens prophètes, Tolstoï fût en droit de se plaindre d’être souvent incompris. L’outrance de son anarchisme évangélique apparaît encore plus paradoxale, si l’on songe que cette règle de vie, imposée par Tolstoï aux hommes et aux sociétés, n’a plus, chez lui, pour support, le fondement de la foi traditionnelle. En revenant à l’Evangile et au Christ, il n’est pas revenu au dogme chrétien. Au creuset de sa critique, le dogme s’est volatilisé ; pour se refaire une religion, il n’est resté à Tolstoï que la morale. En cela encore, il n’a guère innové. Nombreux, en Russie comme ailleurs, sont les hommes qui, désespérant de recouvrer la foi aux vieux dogmes, ont voulu au moins sauver la divine morale dont nos sociétés ont si longtemps vécu, comme si, à l’âme humaine, pouvait longtemps suffire « le parfum d’un vase brisé. » Ce qui distingue Tolstoï et les sectaires russes, ses pareils, c’est qu’en rejetant le dogme, ils ne se contentent pas de conserver la morale chrétienne, ils prétendent la restaurer dans sa pureté, son intégrité primitive, en défi à la nature humaine, frustrée du secours des espérances chrétiennes.

Ces espérances, Tolstoï les lui ravissait-il entièrement ? Sa doctrine, sur ce point, était-elle fermement arrêtée ? n’a-t-elle jamais varié ? A le lire, il semble bien que, à ses yeux, il n’y ait pour l’homme d’autre paradis que le royaume de Dieu ici-bas, par le règne de la fraternité et de la paix. Contraste inconnu peut-être en dehors de la Russie, ce Slave qui prend servilement, à la lettre, tous les enseignemens moraux de l’Évangile, en réduit en purs symboles, en vides allégories toutes les croyances.

A le lire, cela ne semble guère douteux ; à l’entendre, j’ai eu, je l’avoue, une autre impression. Il m’a semblé qu’il avait conservé la foi en Dieu, en un Dieu vivant, comme dit la Bible. Cette foi, s’il l’avait perdue, il m’a paru y être revenu en ses dernières années. Il m’a parlé de Dieu et de la mort, de l’obligation de se préparer à paraître devant lui, en un langage qui ne pouvait