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était le premier chrétien à pénétrer le sens des divins enseignemens donnés aux pêcheurs de Galilée[1] ?

Pour le comprendre, il faut se rappeler que l’âme slave, l’âme russe surtout, reste encore naïve et jeune. Il faut replacer Tolstoï dans le cadre de la vie russe, parmi ces moujiks dont il aimait à se dire le frère, et dont il partageait les muettes aspirations aussi bien que les travaux quotidiens. Tolstoï, en Russie, n’est pas un isolé ; s’il l’est dans sa classe, dans son monde, il ne l’est pas dans sa nation. Il ne l’est même point parmi les écrivains, parmi ceux qui méritent d’être appelés ses pairs. Le plus illustre d’entre eux, Dostoïevsky, a de la religion et du christianisme une conception qui, avec un accent différent et des contours moins arrêtés, ressemble souvent à celle de Tolstoï. Ainsi, dans les Frères Karamazof, le moine Zosime révèle à son disciple Alexis que toute la gloire de l’homme est dans l’action et la charité ; que le vrai paradis est dans la vie et dans l’amour ; que l’enfer est le supplice de ceux qui ne savent pas aimer. Il lui dit que le salut de la Russie et de l’humanité doit venir du peuple ; et que plus humble et plus voisine de l’animal est la condition de l’homme, plus il est près de la vérité, parce qu’il est près de la nature. Il lui apprend que satisfaire ses besoins, c’est les multiplier ; que la science du monde est mensonge ; que le peuple doit réprouver la violence prêchée par les révolutionnaires ; que la force appartient aux doux et aux pacifiques ; que le temps du règne de la justice est proche. A la fin de ce même roman de Dostoïevsky, apparaît jusqu’à la thèse chère à Tolstoï, que le juge n’a pas le droit de juger. Comment, après cela, s’étonner de lire, dans les journaux russes, que le dernier livre lu par Tolstoï, à Iasnaïa Poliana, était ce roman, les Frères Karamazof, laissé par lui ouvert sur sa table de travail ?

Mais c’est chez les paysans que se retrouvent nombreux les précurseurs de Tolstoï, et les adeptes inconsciens du tolstoïsme. Il est, cet aristocrate, cet élégant officier d’autrefois, de la race des prophètes populaires et des fondateurs de sectes rustiques. Comme les doctrines des apôtres de villages, sa philosophie, sa politique, sa religion ont un goût de terroir marqué, le goût de

  1. Pour une étude plus complète de la doctrine de Tolstoï, on nous permettra de renvoyer au tome III de l’Empire des Tsars et les Russes, livre III, chap. X, p. 555 et suiv. Cf. dans la Revue du 15 septembre 1888 l’article intitulé : Les Réformateurs, le comte Tolstoï, ses précurseurs et ses émules.