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empreinte d’une dignité sereine. Rien d’une plus simple majesté que ce grand vieillard, entouré dans sa maison ancestrale de sa femme, de ses fils, de ses filles, de ses petits-enfans, de toute la tribu de ses nombreux descendans. Rien non plus qui fût mieux en harmonie avec ses idées et ses maximes, avec sa notion du devoir et de la destinée humaine, tels du moins qu’il les avait conçus durant ses plus brillantes années d’écrivain. Les principes de sa maturité, on peut dire qu’il eut longtemps la joie de les appliquer à son foyer, de donner, à la frivolité mondaine et à la légèreté morale de ses contemporains, un exemple qui faisait honneur à son pays comme à sa famille. Mais, avec les années, les aspirations, les croyances, l’idéal même du chef de cette famille modèle changeaient lentement et profondément. L’évolution de la pensée de Tolstoï l’entraînait peu à peu, sans arrêt et sans repos, en des régions morales nouvelles, sur des sentiers inconnus dont aucune lumière n’éclairait les ténèbres. Et cette évolution religieuse, en même temps que politique et sociale, au lieu d’emporter, à sa suite, la fidèle compagne de sa vie et ses enfans en âge d’hommes, finissait par les inquiéter, les effrayer, les attrister. Ils continuaient de témoigner au chef de la famille la même affection, le même respect, les mêmes soins ; mais ils ne pouvaient lui dissimuler qu’ils ne partageaient ni ses nouveaux principes, ni sa nouvelle « foi. » Le « tolstoïsme » comptait peu d’adhérens dans la famille de Tolstoï, deux ou trois de ses filles tout au plus, dont l’une, Marie, est morte, dont l’autre, Alexandra, servait de secrétaire à son père, et, de même que Cordélia le roi Lear, l’a rejoint dans sa fuite et soigné en son agonie. Encore l’attitude de ses filles envers ses doctrines était-elle sans doute moins une adhésion de prosélytes aux enseignemens du philosophe qu’une tendre déférence d’enfans aux sentimens du père.

En réalité, Tolstoï, depuis des années, vivait à Iasnaïa Poliana dans une sorte d’isolement moral. En dehors de sa dernière fille, son fidèle médecin slovaque, le confident et le compagnon de sa fuite, le docteur Makowitsky était seul à sembler partager ses principes et son idéal. Encore, pour lui aussi, cette apparente adhésion aux idées de l’apôtre de Iasnaïa Poliana était-elle peut-être moins une conversion à une doctrine qu’une marque d’attachement à la personne du maître. Que de muettes souffrances, pour Tolstoï et pour les siens, que de douloureux