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Iasnaïa Poliana n’est ni un palais ni un château ; et quoiqu’on y pratiquât une large hospitalité, la vie qu’y menaient, depuis longtemps au moins, Tolstoï et les siens, n’avait rien de la fastueuse opulence ou de la coûteuse frivolité de la vie de riches châtelains. Il n’y a, du reste, guère de châteaux dans les campagnes de la Grande-Russie ; mais il s’y rencontre beaucoup d’habitations plus vastes et plus luxueuses que celle des Tolstoï. La maison où a vécu, tant de longues et tranquilles années, Léon Tolstoï est, comme un grand nombre d’anciennes demeures seigneuriales russes, une longue bâtisse à un seul étage, flanquée sur un côté d’une large vérandah en bois où l’on prend les repas en été. Elle est entourée d’un parc aux vieux arbres et aux allées négligées, que prolongent, sans clôtures pour l’en séparer, les grands bois voisins. Les appartemens, l’ameublement sont d’une simplicité presque austère. La chambre à coucher du maître de la maison qu’il balayait, dit-on, de ses mains, ne contient qu’un lit de fer et quelques pauvres chaises. Les murailles en sont nues, sans autre ornement que quelques portraits, quelques photographies d’amis ou de parens. C’est presque une cellule de moine ; la plupart des petits bourgeois de Paris ou de Londres ne s’en contenteraient pas pour une villégiature de quelques semaines. Le cabinet de travail où furent écrits tant de chefs-d’œuvre est, m’a-t-il semblé, la pièce la plus gaie de la maison. Les fenêtres ouvrent au midi sur un petit parterre, avec de minces plates-bandes que Tolstoï a peut-être souvent bêchées de ses mains. Le cabinet, rempli de livres et de souvenirs de toute sorte, était, pour les habitans de Iasnaïa Poliana, comme un sanctuaire respecté. On n’y entend guère d’autres bruits que le chant des oiseaux des grands arbres voisins. Le soir de mai où je lui fis mes adieux, Tolstoï, me conduisant à la fenêtre ouverte, me fit écouter en silence le chant d’un rossignol, puis me demanda si nos oiseaux de France avaient une voix aussi belle.

Tolstoï menait à Iasnaïa Poliana la calme existence d’un patriarche, entouré de ses enfans et de ses petits-enfans. Tout y semblait subordonné à ses convenances, à ses goûts, aux besoins surtout de son travail, de façon qu’au milieu même de sa nombreuse famille, il pût, à son gré, comme un cénobite en son monastère, jouir de longues heures de repos ou de solitude. Sa vie quotidienne, depuis bien des années, était soumise à une